Et d'haine...


Et d’haine...

            
             An 3021. Une navette spatiale d'origine inconnue entra dans notre système solaire avec à son bord deux couples d'explorateurs originaires d'une autre galaxie venus pour découvrir la Terre. En effet, voilà environ mille ans, leurs scientifiques avaient intercepté l'un des deux vaisseaux Voyager lancés les 20 août et 5 septembre 1977 depuis le centre spatial de Cap Kennedy en Floride dans l'espoir qu'une civilisation extraterrestre reçoivent les messages pacifiques de notre planète à leur encontre. Ainsi, aux confins de l’espace et à des années lumières de notre monde, ces individus découvrirent notre existence. Curieux d’approfondir leurs connaissances spatiales, ils décidèrent d'approcher à des fins pacifiques ce monde d'apparence si paisible fait de musiques et de bienveillances. Le voyage dura plusieurs siècles. Aussi, faisant fi des lois de consanguinité grâce à leurs avancés scientifiques, de nombreuses générations d'explorateurs se succédèrent jusqu'à ce jour de l'an 3021.

            La navette amorçait sa descente vers la planète bleue lorsqu'ils découvrirent en orbite autour de la Terre une étrange capsule qui attira leur attention. De taille modérée, elle semblait porter à la surface les traces des années passées dans l’espace. Sur sa coque métallique était gravée une inscription, Vénus, qui intrigua les voyageurs. L'équipage l’intercepta et la ramena à bord du vaisseau avant d’entreprendre la découverte de son contenu. La face supérieure de la capsule possédait une trappe qu’il fallait actionner à l’aide d’un mécanisme très basique qui s’ouvrit en couinant, sans offrir aucune résistance. Les membres d’équipage échangèrent un regard en silence. A l'intérieur de l'étrange objet spatial, trois coffres numérotés se trouvaient côte à côte. Le premier émit un léger bruit et s'ouvrit lentement, révélant son contenu. Il renfermait un ordinateur qui se mit automatiquement en marche et sur l'écran digital apparut un jeune homme d'une trentaine d'année, brun et souriant qui s’adressa aux explorateurs.




             "Bonjour à vous. Si vous êtes en train de visionner cette vidéo, c’est que ma démarche n’aura pas été vaine et que vous venez d'intercepter le satellite spatial Vénus. Alors, écoutez attentivement mon histoire. Mon nom est Joseph Nemeyttipe. Je suis venu au monde le 16 avril 1979, mais mon séjour sur notre belle planète qu'est la Terre fut de courte durée. En effet, l'Homme, cet être qui se dit supérieur, est en train de vivre ces derniers jours sans qu'il s'en aperçoive. Lentement et insidieusement la fin approche. Et moi, pauvre idiot qui croyait en notre civilisation et ses idéaux, je suis le seul à l'avoir compris. Ils ne voient rien, ou plutôt ils ne veulent rien voir.

            Tout a commencé au moment même où la fête du millénaire, le réveillon de l'an 1999, battait son plein. Les douze coups de minuit venaient à peine de sonner que déjà les prémisses de l'extinction de la vie sur Terre apparaissaient. Les ordinateurs, non programmés au changement de millénaire, connurent un black-out total que peu d'informaticiens avaient pu empêcher. Aussi tous les secteurs investis par les systèmes informatiques s'auto-déréglèrent. Prendre un avion était devenu chose impossible en raison du dysfonctionnement des appareils de guidage. Les horodateurs des parkings quant à eux ne reconnaissaient pas la date 01/01/00 inscrites sur les titres de paiement. Bref, le moindre geste quotidien était rendu mal aisé, voir impossible. Mais la première journée de l'année se déroula dans une apparente sérénité, l’essentiel des fêtards cuvant les litres d‘alcool ingurgités. Le 2 au matin, les ennuis commençaient sérieusement.

            Comment gérer et organiser un monde qui devenu subitement fou ? Notre société, ne croyant qu'au progrès du tout informatique, se trouvait désormais dans une impasse puisque les entreprises les plus rémunératrices, basées sur ce principe même, ne fonctionnaient plus. Toutes communications nationales ou internationales relevaient de l'utopie, les services téléphoniques et Internet étant déconnectés. C’est avec ce bug planétaire que nous nous rendîmes compte de notre dépendance totale à ces technologies censées nous rendre la vie plus facile. Que faire lorsque plus rien de fonctionne ? Les spécialistes étaient dépassés ! Trop présomptueux de leurs capacités à anticiper et éventuellement résoudre le problème, ils étaient fort dépourvus car toutes leurs tentatives échouaient. Et à côté d’eux, la masse grouillante des laissés pour compte ne cessait de s’accroître. Des millions d'individus se retrouvèrent du jour au lendemain sans emploi, l’œil hagard. Ne comprenant pas ce qui leur arrivaient, ils étaient désormais incapables de satisfaire leurs besoins vitaux et leurs envies artificielles créées précédemment par une société consumériste.


            Oh moi je ne me plains pas, mon travail de jardinier au sein de l'édifice historique qu'est Versailles me préserva de toutes ces tracasseries. Chaque matin en arrivant dans le parc du château, mes cinq sens en éveil me faisaient oublier les problèmes de cette nouvelle vie chaotique. La vue de ces fleurs aux couleurs chatoyantes et encore nimbées de la rosée du matin m'apaisait. Tout en elles était fantasme et je n'aspirais qu'à caresser leurs lourds pétales voluptueux tandis qu’elles m’enivraient par leur parfum sucré et entêtant qu'elles exhalaient. Ma tête se faisait lourde à porter comme celle de l'éléphanteau venant de naître. Souvent je me réveillais l'esprit vide, allongé auprès de mes fidèles amantes. Réminiscence... Impermanence... Espoir... Vide... les mots s'entrechoquant, se contredisant, partant, revenant. Je retrouvais ainsi l'esprit primal, loin de ce monde qui ne me ressemblait pas et que je cherchais à fuir dans mes effluves fleuries.

            Partout, à la télévision, à la radio, dans les journaux, on nous répétait que les cours des différentes monnaies s'étaient effondrés. New York, Paris, Tokyo, toutes les places boursières connaissaient un crack sans précédent. La crise se faisait mondiale. Des millions d'entreprises, de banques à travers le monde perdirent leurs capitaux et durent se résigner à fermer leurs portes, laissant exsangues et sans un sou, les employés et les clients qu'elles avaient exploités pendant des années, les vidant ainsi de leur substantifique moelle. Deci-delà, les ruines de ces établissements demeuraient comme autant de fantômes du passé, de douloureuses et indélébiles morsures. La rage au ventre, un vent de révolte commença à souffler sur cette société du capital à outrance. Ces sanctuaires dont les prêtres avaient rejeté leurs fidèles durent subir leur colère. Séquestrations, destructions d’enseignes et même meutres rythmaient le quotidien de ces grands patrons. Et toujours aucune solution trouvée pour rétablir l'équilibre économique dans lequel nous avions précédemment évolué, dans lequel nous nous étions douillettement réfugiés et endormis.

            Pauvres petits pays riches, nous subissions, nous développés, l'humiliation de la misère, et ni les délocalisations ni l'augmentation de la durée légale du travail n'avaient pu solutionner ce problème de taille. Tout au mieux quelques emplois avaient pu être sauvés. C'est à ce moment là que nous aurions dû nous réveiller, comprendre que tout était fini pour la race humaine, alors que nous nous laissions dériver lentement. On nous demandait de rester productif, tout au moins pour ceux qui le pouvaient encore, d'agir pour notre propre survie. Aussi tout ce qui était jugé comme futile fut purement et simplement prohibé. Désormais, se faire surprendre en train de se livrer à une activités économiquement non rentable était vu comme un acte de grande traîtrise à l’égard de ce monde qui ne tournait plus rond. Interdit donc de rêver, penser, écrire... Le jour de mon anniversaire, soit quatre mois après le début des événements, je perdis à mon tour mon travail au jardin de Versailles, jugé désormais inutile.

            Tel un condamné à mort, je n’avais plus  aucun but et tournais en rond. La simple vue d'un jardin, potager ou botanique, était devenue insensée car considérée comme un signe ostentatoire, éclat d'une civilisation anéantie. Aussi ces derniers commencèrent à se raréfier. Que pouvais-je devenir dans un monde qui, non seulement avait extrait de la nature ses plus belles richesses tout en la dévastant sans le moindre remords, cherchait à présent à éradiquer Vénus l'innocente sous prétexte d'une quête de l'exit providentiel, sauveur de la toute puissante humanité ? Humanité qui s'était d'ailleurs elle-même autodétruite. Mes contemporains me laissaient perplexe par leur naïveté, leur immobilité et rapidement les fleurs vinrent à me manquer. Leurs couleurs chamarrées parmi l'étendue verdoyante, l'odeur de l'herbe fraîchement coupée, tout me manquait. Désormais je me sentais seul, orphelin de ma terre nourricière. Toutes mes émotions, ces émois que j'avais tant intériorisés au fil des années, me revenaient en flash. Ma dépendance aux substances chlorophylliennes était évidente. Mon corps entier criait son manque avec ses crampes d’estomac et ses sueurs froides glissant sur ma peau. Rien ne parvenait à me faire oublier mon addiction florale !

            L'idée de mettre fin à mes jours m'effleura l'esprit l'espace d'un instant mais j'aimais trop la vie pour m'exécuter et ce même si je savais que la décomposition de mon enveloppe charnelle, mangée par les petits vers, servirait de composte pour mes bien-aimées. Pour l’heure, je préférais faire acte de rébellion et me battre avec mes propres armes, les jardins. Pour cela il me fallait de l'argent et de l'espace. Et j‘avais les deux ! Trop peu confiant en les banques (quelle idée prémonitoire de génie !), mon grand-père avait consciencieusement caché de l'argent sous son matelas avant de me le léguer à sa mort. Quand à l’espace, ce n‘était pas ce qui manquait avec la multiplication des friches industrielles suite aux faillites. Désormais sans emploi et retiré du monde productif, je pouvais désormais laisser libre cours à mes envies. Autodidacte, je fis jaillir de terre d'immenses serres renfermant mon trésor. Ironie du sort, mes plantes poussaient à l'endroit même où notre civilisation s'était déchue. Petits îlots d'amour et de rêve, je vivais hors du monde. Pourtant, la déchéance de ce dernier devait me précipiter avec lui plus rapidement encore que prévu.

            En effet, non content d'une destruction matérielle des vies humaines au travers de la crise économique, les gouvernements de tous les pays du monde menaient une véritable politique d'éradication de l'essence même de l‘être humain, des imperfections de la nature qui font que chaque être reste unique et original. Suffisamment crédules pour croire que l’homme d’aujourd’hui ne pourrait pas trouver la solution à la lente disparition de notre civilisation, il fallut inventer l’homme de demain. Ainsi, l'avancée scientifique et de la technique du clonage permirent la naissance des "hybrides" dans les laboratoires. Je les avais appelés ainsi car bien qu'étant conçus à partir d'humains, la manipulation génétique leur avait donné à mes yeux l'apparence de monstres. Ces êtres conçus pour être plus forts d'un point de vue physique, plus intelligents étaient donc susceptibles de nous sauver, nous pauvres et misérables humains conçus naturellement, loin des tubes à essais salvateurs dont étaient issus ces hybrides.

            Avant que la technique soit véritablement opérationnelle, des expériences avaient été menées sur des plantes, puis sur des animaux. Mes magnifiques serres ayant été réquisitionnées pour l'occasion, je  préférais alors les détruire, ne pouvant supporté que d‘autres que moi ne posent leurs doigts sur leurs délicates robes. Adieu mes chères plantes, adieu mes folles amantes, adieu mes douces compagnes. Vous saouliez tous mes sens, bien plus que n‘importe quel humain n‘avait su le faire. Mais notre amour impossible était voué à l‘échec, le monde qui nous entourait n’ayant de cesse de nous séparer et moi n’étant pour vous qu’un être stérile, incapable de vous féconder de ma semence. Aussi, un bidon à la main, je les arrosais tout en les rassurant pour qu'elles ne souffrent pas. Certaines personnes se moquaient lorsque je leur parlais, mais au fond de moi je savais bien qu'elles m'entendaient. Je craquais une allumette. La flamme, jaune, vacilla. Elle me fascinait. Je la regardais, elle, l'arme du crime, crime passionnel. Et moi, coupable, coupable d'amour. Une larme coula sur mes joues lorsque ma main s'ouvrit. Ce fut un magnifique feu de Bengale. Je les aimais tant mes jardins porteurs d'espoir et de bonheur. La compagnie des fleurs allaient me manquer, celle des hommes m'ennuyait. Mais que faire? Cinq ans après l'an 2000, la naissance de tous ces "hybrides" m‘amena à reconsidérer la question. Et si je créais une espèce indestructible, une flore résistante aux assauts de l'Homme?

            C’est donc dans la clandestinité de ma cave que je commençais mes longues et difficiles recherches à partir de quelques spécimens sauvés des flammes. De nombreux essais virèrent à l’échec mais je ne me résignais pas à baisser les bras. Il fallait trouver une solution avant qu’il ne soit trop tard. Lorsque quelques jours après le 14 juillet 2006 j'ouvris le journal, je faillis défaillir. Le Président de la République française, un "hybride", prenait clairement position en considérant les clones comme la caste dominante, les humains n'étant que des erreurs de la nature. Ce jour de fête nationale, riche en symbole il y a plus de deux cent ans, marqua la fin d'une époque. D'autres pays confirmèrent les allégations du Président, si bien que des guerres intra et internationales éclatèrent un peu partout. Tout ce que nous avions pu faire de pire au cours des siècles recommença une nouvelle fois. Ces surhommes, la solution à la crise dont nous autres humains n'arrivions pas à nous remettre, n'étaient pas meilleur que nous. Les plus vils instincts demeuraient tapis dans les ovules et les spermatozoïdes des géniteurs de ces monstres. Aussi, tous ceux qui  ne correspondaient à la race supérieure définie précisément par de multiples critères étaient enfermés, ces hybrides ayant eu le bon goût de leur réserver des centres de détentions, loin du cœur des cités décidées à se reconstruire. Tous les rebus et échecs de la nature face à la nouvelle nomenclature imposée étaient pour la plupart transférés dans ces zones de non retour, tandis que d'autres, comme moi, survivaient dans les égouts des villes à l'abri des regards. Les souterrains étaient devenus notre demeure, et nous croupissions parmi les rats et nos déjections. C'est à cet instant précis que j'ai abandonné l'idée de créer une nouvelle espèce végétale. Je ne pouvais pas devenir moi aussi un des leurs en manipulant aussi la nature de mes divines fleurs !

            Mes compagnons d'infortune commencèrent à se questionner sur ce qui se passer, comment nous étions arrivés là. Ils voulaient surtout croire que nous construirions à nouveau une société riche des enseignements qu'elle aurait su tirer de ces événements. Au fond de moi je riais. Qu'ils étaient stupides ! Je savais que la fin approchait, et eux espéraient. Cette vie m'épuisait et mes plantes me manquaient. Dans ce monde décadent, je trouvais refuge dans mes rêves. Mes songes étaient la seule chose qui me restait, jardins secrets ils demeuraient vierges de toute empreinte de l'Homme. Dans les dédales des égouts, en marchant, en cherchant de la nourriture, esclave des clones, je méditais. Je devenais tour à tour un jardin à la française, ordonné et hiérarchisé par des lois géométriques, mêlant statues, fontaines, plans d'eau et parterres de fleurs comme autant de dentelles couvrant le doux corps de Vénus, ou encore un jardin anglais laissant transparaître en faux-semblant une nature sauvage. Ni vraiment libre, ni vraiment dompté, j'errais entre ces deux modèles que j'avais si longtemps mis en forme. Je compris alors que je ne valais pas plus que les autres, j'avais cherché moi aussi à domestiquer la nature à travers mon travail. Les jardins que j'avais créés dans le passé n'étaient en fait qu'une illusion, une incroyable supercherie à laquelle j'adhérais. Le plus beau des jardins étant le jardin originel.

            Mes rêveries auraient pu durer encore longtemps si, en tentant de la remettre en service, la plus grande centrale nucléaire au monde n’avait explosé hier matin, sonnant ainsi le glas de notre belle société. Riche des événements de ces dernières années, j'ai décidé de consigner sur cet ordinateur notre douloureuse expérience afin qu'une forme de vie comprenne notre histoire. La capsule spatiale Vénus a été envoyée dans l'espace le 16 avril 2009, à mon avis, quelques jours avant que nous ne disparaissions de la surface de la Terre. Vous découvrirez dans le second coffre ce que notre planète possède de meilleur c'est-à-dire des graines, des bulbes, des pousses des plus belles plantes que nous ayons connues afin de recréer l'Eden, ce lieu bénit. Le troisième et dernier coffre quant à lui contient le substrat nécessaire à la germination. Bon courage.
Fin de transmission..."

            L'écran s'étant éteint, les explorateurs se regardèrent médusés et effrayés. Ils fallaient qu’ils sachent, il fallait qu’ils voient ce qu’il restait de cette planète nommée Terre par ses habitants. L’équipage prit place à bord d’une navette afin de constater l’étendue des dégâts causés. Ils survolèrent pendant de nombreuses heures le sol avant de se poser. Tout n’était qu’un immense champs de bataille. Des vestiges de cette civilisation disparue émergeaient ça et là. Tôles tordues. Béton rongé. Des carcasses métalliques mangées par la rouille. Et ce silence. Un silence a s’en faire saigner les oreilles. Ni bruit humain, ni cri d’animaux. A peine le bruissement du vent et le murmure de la mer. Partout, une nature mutilée, portant en elle les blessures infligées par les hommes, et bien incapable encore aujourd’hui de s’étendre sur ces friches humaines. Le temps s’était comme figé au moment de l’implosion de la planète.

            Après avoir visité cette terre de désolation, les explorateurs décidèrent de respecter le message du jeune terrien. Ils utilisèrent pour cela le contenu de la capsule spatiale et recréèrent ainsi dans le cosmos un nouvel Eden. Au fil des années, les jardins suspendus se multiplièrent un peu partout dans l'espace, s'embellissant et s'enrichissant de nouvelles espèces. Libres de toute action humaine, la nature reprenait ses droits ancestraux. Elle se faisait indomptable, libre de toute contrainte, multipliant à foison son étendue sur ces îlots de terre disséminés désormais aux quatre coins de l’Univers. Mais un jour, quelque part perdu dans l’immensité de l’espace, une des exploratrices croqua une pomme...





pix by мя. м.








1 commentaire:

  1. .. tout comme j'aime, ça ...

    .. jusqu'au bout du trognon de pomme...

    =)

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