Fans à tics

Fans à tics


 
            « Salut Doc‘, t’as vu pour Dita ? C’est terrible ! »  Ce sont par ces mots que Jordan m’apostropha lorsque, comme tous les matins, je lui achetai le Los Angeles Times en rentrant de ma séance de footing matinale pour me rendre à mon bureau. Dans la cité des anges, tout le monde vous connaît si vous êtes manager, d’autant plus lorsque vous vous nommez Karl Frankenstein, dit le Doc‘, et que votre plus gros coup a été de dénicher la star mondiale régnant sur la chanson depuis vingt-cinq ans. En effet, c’est moi qui ai créé de toutes pièces Dita One, en décelant à l’époque chez cette toute jeune fille que j’avais immédiatement repérée dans un club, le potentiel d’une future diva de la Pop. Pendant les dix premières années de sa carrière où nous avons travaillé ensemble, j’ai édifié le personnage qu‘elle est devenue, à coup d’opérations esthétiques et de relooking pour en faire une icône des temps modernes, creuset de tous les fantasmes à travers le monde.

            Et par ce matin de décembre, il était bien impossible d’échapper à l’information principale dont tout le monde parlait depuis la veille : Dita avait été retrouvée morte à son domicile californien à l’heure du déjeuner. Il aurait fallu être sourd et aveugle pour ne pas être noyé dans le flot étourdissant des images et des chansons dont les médias nous abreuvaient jusqu’à plus soif. Nous vivions tous au rythme de ce matraquage. Tandis que les radios vomissaient sur les ondes ses plus grand tubes que la planète entière se surprenait à fredonner, les chaînes de télévision diffusaient en boucle les clips ayant fait d’elle une légende. Et à la Une de tous les journaux, s’étalait en pleine page une photo couleurs de Dita au sommet de sa gloire, tout comme celle du Los Angeles Times que j’achetais ce matin-là, titrée « The Queen is dead ».


            Je me rendis directement en page douze pour lire l’article qui lui était consacré. « La fin brutale d’un règne chaotique » Quel était le connard qui avait pu pondre un tel titre pour résumer sa fabuleuse carrière passée en grande partie en tête des hits mondiaux ? « Si la star avait rencontré un succès phénoménal dans les charts, il n’en allait pas de même dans sa vie privée, où elle avait beaucoup de mal à se remettre de sa fausse couche.» Je me souviens parfaitement encore de ces heures sombres qui allaient marqué un virage dans notre collaboration. Avec le début des années 90, la carrière de Dita prenait enfin véritablement son envol et sa pseudo rivalité musicale avec Madonna assurait notre promotion. Je crois bien que cela les faisait rire toutes les deux, chacune ayant compris quel profit tirer de la situation.

            Aussi, lorsque Dita vint me voir pour m’apprendre qu’elle était enceinte, j’eus tout le mal du monde à lui faire comprendre que cela remettait en compte son déroulement de carrière. Son public ne voulait pas d’une blanche oie devenue mère. Nous avions misé toute notre stratégie de communication sur le côté sulfureux et provoquant de son personnage. La venue de ce bébé allait tout compromettre. Il y eut des pleurs, des cris. Mais quelques milliers de dollars versés à l’ex-futur papa plus tard, elle se laissa convaincre et se résigna à avorter de cette erreur de casting. Erreur que nous avions maquillée à l’époque sous le terme de « fausse couche » pour apitoyer son public. La semaine suivante, son album caracolait à la première place des ventes mondiales.

            Je crois bien que suite à cet incident, nos rapports n’ont plus véritablement été les mêmes par la suite. « C’est à la même époque que sa dépendance médicamenteuse débuta. » Et voilà le chapitre dont j’évite de me vanter aujourd’hui. Même si les ventes considérables de ses opus et les concerts à guichets fermés qui suivirent l’avortement achevèrent de me conforter dans le choix que j’avais fait accepter à Dita, je ne pouvais fermer les yeux sur les psychotropes qu’elle prenait suite à cet épisode. Ma créature se gavait de Valium, Xanax et Ativan dont elle avait besoin quotidiennement pour calmer ses angoisses et tenter de retrouver le sommeil. Loin des feux des projecteurs, à la faveur de la pénombre de l’anonymat, ses pilules tentaient d‘anesthésier ses sentiments et elle errait tel un zombie. Il n’y avait guère que lorsque Shannon Fox revêtait les paillettes de Dita One pour monter sur scène, poudrée de cocaïne, qu’elle semblait enfin vivre. La machine à dollars que nous avions construite était bien huilée et n’acceptait aucun grain de sable susceptible de nous faire perdre des millions. Aussi, de manager à dealer il n’y avait qu’un pas que je franchis allégrement, me rendant complice de sa dépendance en lui fournissant ses médocs et substances illicites.

            « Mais l’abus de ces substances brisa son rêve de devenir mère, aussi se consacra-t-elle entièrement à sa carrière. » Pour être la bombe anatomique illustrant ses pochettes, bien avant l’ère de la retouche d’image, il fallait se plier à une hygiène de vie contraignante. Le mélange explosif des médicaments, des coupes faim, des drogues et du sport intensif déréglèrent complètement son organisme désormais infécond. C’est à cette époque-là qu’elle me congédia, me considérant responsable du ratage magistral de sa vie privée, avant de se tourner vers ses nouveaux « amis » scientologues qui l’entourèrent chaleureusement, ravis d’accueillir au sein de leur église un porte-feuille aussi bien garni et à l’esprit aisément malléable à leur doctrine. En dépit de notre séparation, je ne perdais pas tout en conservant des parts dans le catalogue musical de ses premiers albums et me frottais déjà les mains en pensant aux royalties touchées grâce aux ventes qui allaient suivre l’annonce de son décès et son enterrement. Dita entrait dans la légende et moi, dans cette magnifique villa de Malibu que je pourrais enfin me payer grâce à elle.
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            En revenant de ma descente au kiosque à journaux situé à deux pas des Champs Elysées, les bras chargés de tous les magazines consacrés à la disparition de mon astre, mon cœur était empli d’une infinie tristesse à cause de cette soudaine disparition mais aussi de fierté de voir son nom étalé en lettres capitales à la Une des journaux que j’avais choisis avec grand soin. Pour compléter ma collection sur Dita One, il me fallait des gazettes avec zéro défaut, évitant celles ayant des photos aux couleurs baveuses et aux coins cornés. Je furetais dans chaque pile bien décidée à ne rater aucune parution et choisir l’exemplaire parfait, ravie qu’enfin cette triste nouvelle se substitue à ce fait divers d’anthropophagie dont tous les médias se faisaient écho depuis la découverte du corps de la malheureuse dans son congélateur, en partie mangée par son amant.

            A peine arrivée dans ma chambre de bonne d‘un immeuble bourgeois, je commençai mon travail d’archivage avec minutie. Chaque publication avait été achetée en double, une pour être conservée tel quel dans mon placard prévu à cet effet, la deuxième pour être découpée, scannée et sauvegardée dans mon ordinateur que je mettrais ensuite en ligne sur mon site internet, puis mise sous pochette transparente et rangée dans mon classeur « presse ». Il était déjà midi lorsque je terminai ma méticuleuse classification et pus m’atteler enfin à la lecture des articles numérisés. Il valait mieux éviter de manipuler les supports papiers, trop fragiles, pour éviter de les abîmer, ce qui m’aurait poussée à faire un aller-retour supplémentaire pour racheter le magazine correspondant.

            Lire de telles inepties sur Dita me rendait furieuse. Comment peut-on s’appeler journaliste et cumuler autant d’erreurs dans ces articles ? Il aurait pu faire appel à un spécialiste pour les relire. Les lecteurs ne verront rien, mais moi, entant que fan de la première heure, depuis l’album sobrement nommé « Dita » sorti en 1984, je ne pouvais qu’être agacée par ces approximations que ce soit en terme de record de vente (« Avec 730 millions de disques vendus à travers le monde, elle est la plus grande artiste féminine », c‘est faux, elle en a écoulés 750 millions) ou sur la discographie de celle que l’on nomme The Queen («…Psychose, son quatrième album studio…», n’importe quoi, c’est son troisième album studio, le précédent étant un album live). Et encore, je ne liste pas toutes les erreurs que je relevais, agacée, au fur et à mesure de la lecture de ces articles, resucée sans intérêt de clichés, « icône torturée» ou « poupée gothique à fantasmes», n’apportant aucun éclairage novateur et instructif sur la carrière si riche de cette artiste majeure de la pop music loin devant Madonna ou Britney Spears.

            Il aurait pu au moins faire un tour sur mon site qui est devenu une référence sur le net pour la richesse de ses informations et surtout sa collection exceptionnelle. Je possède en effet toutes les versions (US et internationales, simples et collector) des disques de Dita. Suivant les pays, la track list de l’album varie, offrant parfois des remix ou des titres inédits. Ces différences sont parfois minimes d’une édition à l’autre que ce soit au niveau du livret intérieur, de la cover de la pochette ou du visuel du CD, mais majeures pour une fan comme moi. Si l’on rajoute à ça les vinyles correspondants, chaque sortie d’un nouvel album suppose que je me constitue un sérieux capital pour acquérir tous ces versions, sans compter ensuite les singles et leurs déclinaisons en plusieurs cd maxis. Cela me coûta beaucoup d’argent, car Dita One est pire qu’une drogue : ça coûte encore plus cher !

            Ce ne fut certes pas chose aisée de se procurer toutes les déclinaisons d‘un même album. Mais les pièces dont je suis le plus fière sont surtout les versions promos, pièces rarissimes destinés aux gens du métier. Il fallut faire preuve d’ingéniosité pour se forger un réseau me permettant d’y accéder, coupler à mes achats sur les sites d’enchères sur le net. Aujourd’hui, je me plais à contempler mes trophées trônant dans la bibliothèque de mon salon. Comme pour la presse, chaque support a été acheté en double. Un demeure scellé pour la collection tandis que le deuxième ravit mes oreilles et mes yeux. Peu de gens comprennent cette passion dévorante. Mais avec le temps, j’ai bien fini de vouloir justifier ce qui ne peut l’être. Son univers musical et iconographique me fascinent et m’a amenée à découvrir d’autres artistes. Comment leur faire comprendre ce besoin inlassable d’écouter ses albums ou de visionner ses dvd ? Cette envie de chanter et de me déhancher sur ses chorégraphies apprises par cœur que je reproduis secrètement devant ma glace, une brosse à cheveux dans la main comme micro.



            Heureusement que dans la masse d’articles publiés ce jour-là, celui paru dans Le Monde et pour lequel j’avais accordé une interview afin de leur parler de la relation qu’entretenait la Divine avec ses admirateurs, lui rendait justice. « Dita One était une travailleuse acharnée, explorant sans cesse toutes les voies musicales afin de se réinventer sans se dénaturer, pour satisfaire son public.»  En effet, elle connaissait la valeur de quelques fidèles de la première heure qui la suivaient partout lors de ses tournées mondiales afin d’être au premier rang chaque soir. Et pour cela, Dita One n’hésitait pas à voir les choses en grand lors de ses spectacles, « grande messe païenne de ses dévoués fans », en se livrant à une débauche d’effets pyrotechniques, d’écrans géants et de chorégraphies. Les budgets colossaux étaient tenus secrets mais « les 43 camions nécessaires pour transporter les 160 personnes utiles à monter la structure, les 3 scènes et les 200 tonnes de matériels techniques font de la dernière tournée de la star en 2006 l’une des plus coûteuses mais aussi des plus rentables. »

            Cela était une rente pour nous les fans et demandait une sacré organisation pour arriver quarante-huit heures avant le show afin de planter à plusieurs sa tente dans la file d’attente, se relayer ensuite pour aller à l’hôtel se doucher et manger. Certains nous prenaient pour des fous et ne voulaient pas comprendre l’importance de ces moments vécus avant, comme autant de souvenirs que nous gardons gravés. Mais quelle satisfaction lorsque après une course effrénée nous arrivions dans la salle de spectacle au premier rang de la fosse, au milieu de la scène, contre la barrière, bien utile pour s’appuyer pendant la longue attente. A cet instant, nous savions que le spectacle allait être réussi. Nous pourrions respirer facilement, aucune tête gênante devant nous et surtout nous avions la garantie que Dita allait planter son regard dans le notre. « Ces moments sont des échanges précieux pour nous afin d’être au plus près de notre idole, mais également pour elle qui est très traqueuse, et est rassurée de croiser des visages familiers au premier rang de ses concerts.»

            Mais avec la mort de notre Étoile, qu’allons-nous devenir ? Dita qui avait guidé nos pas tout au long de ce chemin, nous laissait orphelin avec comme seul héritage ses œuvres gravées sur cd et dvd. Nous n’aspirions qu’à voir exhumé des titres inédits pour soulager l‘absence au cours des prochains mois et construire définitivement la légende de cette diva. Et si tel n’était pas le cas, avec un peu de chance, je pourrais toujours revendre ma collection rarissime dont le montant allait être très probablement revu à la hausse avec la mort de Dita et en tirer un excellent prix.

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            Attablé à l’un des nombreux Starbucks implantés à Soweto, je dégustais mon café, The Independent Newspaper ouvert à la page centrale relatant la disparition tragique de Dita One. Depuis la veille, les médias ne cessaient de répéter sans relâche la même information, bien incapable de nous apprendre quoique ce soit de nouveau sur les circonstances de sa mort. « Pour le moment, la thèse privilégiée par la police de Los Angeles demeure celle du suicide. Le corps sans vie de la star a été retrouvé par sa femme de ménage, une arme à feu dans la main. » . Ça leur va bien aux amerloques. Il est tellement facile de se procurer une arme dans ce pays. Faut pas s’étonner après si des malades vident leur chargeur dans des écoles ou si des vedettes névrotiques se font sauter la cervelle. « Une autopsie devrait avoir lieu dans les prochaines heures. En effet, le visage est méconnaissable, la balle ayant littéralement fait exploser la boîte crânienne. » Et ben, nous avons pas fini d’en entendre parler de cette histoire ! Ça doit bien les arranger tous, de détourner notre attention de ce monde qui part en sucette ! D’ici qu’ils aient buté cette nana pour ça. Rien ne m’étonne avec les ricains !


            M’enfin, maintenant, va falloir supporter le larmoiement de circonstance. Ce qui est génial en pareille circonstance, c’est que lorsque vous mourrez, vous devenez subitement quelqu’un d’exceptionnel. On nous disait Dita One finit depuis son pétage de plomb devant les caméras et appareils photos des paparazzis. Remarque avec toute la came qui doit circuler dans le milieu du show-biz, pas étonnement qu’ils craquent.  Partout, on disait que jamais elle ne se relèverait après ses multiples cures de désintox ratées. Et comme par magie, depuis la découverte de son corps, c’est « la plus grande star féminine que l’on ait connue ». Une déesse de la musique. Ok, elle était peut être très douée. Mais elle était surtout super bonne à remuer du cul dans ses clips ou sur scène. Aussi, je ne pense pas que dans un siècle on retienne son nom comme Mozart ou autres. Alors arrêtons de crier au génie !

            Hier encore, les médias ironisaient sur la traversée du désert de celle qu’ils avaient pris goût de surnommer Dita Zéro et dont ils traquaient les multiples opérations de chirurgie plastique. La pauvre fille était devenue méconnaissable avant même qu‘elle décide de se coller le canon de son flingue dans la bouche. Les pages people des magazines nous laissaient voir sa lente dégradations physique à grand renfort de photos avant/après légendées. « Plus d’une vingtaine d’opérations ont été nécessaires : lèvres, nez, sein, lifting, liposuccion alors que la star n‘en reconnaissait que 3.» Cette beauté qui avait fait fantasmer tant d’hommes, et moi le premier, finissait malheureusement par ne plus ressembler à rien, une créature sans âge ni expression. Comment peut-on en arriver à se détruire de la sorte ? Cette foutue peur de vieillir une fois la quarantaine passée est décidément bien ridicule. Y a qu’à voir le résultat ensuite sur le visage de ces monstres !

            « Au creux de la vague artistique depuis la sortie de son dernier album, « Just watch me burn », en 2001, ce sont les frasques de Dita One et sa vie excentrique qui lui permirent d’occuper la première place des magazines pendant cette période. » Tout avait été écrit sur son compte, et même moi qui ne lisait que distraitement la presse people lors de mes rendez-vous chez le dentiste, était au courant qu’elle dormait dans un cercueil au centre d’une chambre entièrement peinte du sol au plafond en noir, ne se nourrissait que d’aliments rouges et passait le plus clair de son temps en compagnie de son boa albinos. Et aujourd’hui, ils sont tous surpris que cette nana ait choisi d’en terminer avec la vie. Faut quand même pas être bien fin psychologue pour se douter qu’elle n’était pas bien équilibrée dans sa tête et que sa carrière se terminerait dans la colonne des faits divers. Aussi, la dévotion que lui vouait son public me laissait perplexe. Comment une personne aussi fragile pouvait fasciner autant ?

            Je trouve finalement cette actualité bien triste. Ouaie, cette fille me fait pitié. Partie de rien, elle était arrivée au top. « Avant de devenir Dita One, Shannon Fox était  la petite dernière d’une famille de dix enfants vivant dans la banlieue de Chicago. Sa maman était mère au foyer et son père travaillait dur dans une carrosserie pour ramener le seul salaire pour faire vivre la maisonnée. » Grâce à sa réussite, elle avait réussi à offrir un avenir meilleur à ses proches à coup de billets verts. Combien n’ont pas cette chance ici ? Combien aimeraient échanger leur jeu pour un avenir plus ensoleillé ? Et cette petite issue des quartiers difficiles y était arrivée à la force de son travail. Je ne pouvais qu’être admiratif, et ce, même si l’american dream avait viré au cauchemar. Mais maintenant que la poule blonde venait de rendre son dernier souffle, qu’allait-il arriver de ses œufs d’or ?

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            Lorsque papa rentra ce midi, son quotidien sous le bras, il fut tout d’abord très étonné de me voir me jeter sur le journal avant de me décocher un : « Ah oui, c’est vrai elle est en couverture ! Tu pourrais t‘intéresser un peu à autre chose qu‘à Dita One. Tu vois bien dans quel état tu es depuis l‘annonce de sa mort.» Les yeux embués de larmes, le cœur serré, je préférais ne pas répondre et me réfugier dans ma chambre pour m’installer à même le sol et lire l’article qui lui était consacré. En effet, c’était bien la première fois que le Asahi Shinbun me passionnait autant. Il faut dire qu’il était rare que ce dernier fasse la Une avec cette star mondiale, exception faite lors de son concert à Tokyo il y a neuf ans. J’étais encore trop petite et mes parents avaient refusé de m’y accompagner. Je suis trop dégoûtée rien que d’y penser car elle n’est jamais plus repassée sur notre île et ce concert était géant. Y a bien eu Madonna ensuite, mais ça n’a décidément rien de comparable. Dita était vraiment la Reine.

            Tout en elle était parfait. Mes parents me répètent souvent que les photos sont retouchées, que sa vie n’est pas saine et que vouloir lui ressembler, c’est renier mes origines et mes ancêtres. Mais ils ne comprennent rien. Dita était une femme forte qui passait son temps à voyager ou à dévaliser les boutiques de luxe. Je vois bien comment papa et maman triment pour nous permettre de croupir dans ce trop petit appartement. Moi, je veux vivre sans compter comme elle. Alors, parfois, en regardant les posters couvrant les murs de ma chambre, je m’imagine mener sa vie et me découvre les yeux débridés, le teint blanchi, une chevelure ondulée et teinte au gré de mes envies. Même si je sais que mes parents ne seront pas d’accord, je commence à mettre de l’argent de côté pour pouvoir un jour réaliser ce rêve. Pour l’heure, chaque week-end, je m’entraîne au karaoké avec mes amis et  tous me disent que j’ai une jolie voix. Lorsque les paroles défilent sur l’écran, je m’imagine sur les différentes scènes du monde face au public venu m’applaudir. Qu’il doit être bon de se sentir ainsi adulé !

            Dans mes rêves, je ne suis pas une de ces chanteuses égocentriques ne pensant qu’à elle. « La star américaine était notamment connue pour sa participation à de multiples actions caritatives. » J’aide ma famille pour leur assurer des vieux jours heureux et sans soucis. Mais également, comme Dita, je consacre mon temps pour venir en aide aux autres en traversant le monde pour apporter des médicaments et de la nourriture auprès de ceux qui meurent de faim, en faisant des dons en faveur de la lutte contre le sida et en militant pour la protection de l’environnement. C’Est-ce que j’aime profondément chez cette artiste. Elle qui aurait pu ne s’occuper que de sa personne, vivait les deux pieds dans notre siècle et profitait de son statut de star pour tenter de l’améliorer à son échelle. « La fondation Save the world créée en 1995 par la chanteuse entend poursuivre les différents projets mis en place notamment par la création d‘orphelinats au Malawi.» Je l’adore. Dita n’avait jamais cédé aux sirènes de la mode de l’adoption d’un petit africain comme beaucoup de ses amies, préférant offrir à ces orphelins un cadre agréable pour continuer à s’épanouir sur leur terre natale, au plus près de leurs racines.

            Mais aujourd’hui, mes rêves sont brisés car même les icônes meurent. A quoi bon consacrer sa vie aux autres à travers la chanson ou sa fondation, à quoi bon être riche et célèbre si c’est pour finir comme cela ? Les contes de fées qui ont bercé mon enfance ne sont-ils que des mensonges ? Si Dita n’a pas réussi, comment le pourrais-je ? Et puis, à quoi bon continuer ? Qui me fera encore rêver ? Qui mieux qu’elle mettra en musique ses blessures dans lesquelles je me reconnaissais ? Où pourrais-je puiser la force de croire que tout est possible ? Qu’un avenir meilleur est également envisageable pour moi ?

            Et soudain, la lueur de la rue semble m’appeler. Rien ne me retient véritablement ici, pour finir comme mes parents usés par le système. J’avance vers la fenêtre et l’ouvre. Plusieurs dizaines de mètres plus bas, le crâne comme une pastèque explosée, je rejoins Dita.

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            Masquée derrière mes lunettes noires et mon chapeau, je finissais mon petit déjeuner face à l’océan. L’agitation perpétuelle de L.A. ne me manquait pas et, reposant ma tasse de thé, j’achevais de lire l’article qui m’était consacré. En effet, l’Hawaii Free Press confirmait que mon plan avait parfaitement bien marché. Dita One était morte dans sa luxueuse chambre de Los Angeles pour voir ressuscitée Shannon Fox à des milliers de kilomètres de là, sur l’un des innombrables petits îlots constituant l‘archipel d‘Hawaï, perdus au cœur du Pacifique. J’étais soulagée, heureuse. Tant de mois passés à préparer les moindres détails… Mon arnaque avait parfaitement fonctionné jusqu’à présent et la suite n’était que pure formalité.

            Lorsque j’ai été voir mon manager pour lui expliquer mon envie d’arrêter définitivement ma carrière, il me fit rapidement comprendre que cela ne se ferait pas comme ça. Et certainement pas maintenant. Suite à mes cures de désintoxication, j’avais dû rompre de nombreux contrats concernant notamment la sortie d’un nouvel album et d’une tournée mondiale censée relancer ma carrière en stand-by. Au bord de la ruine, je n’avais pas d’autre alternative que de les honorer. Bien évidemment, le clan Fox appuya les propos de Roy, mon manager, car le rythme de vie que je leur offrais venait à s’essouffler. Certains de mes frères et sœurs voulaient déménager, d’autres lancer une affaire. Mes parents quant à eux voulaient agrandir leur entreprise de produits dérivés à mon effigie. Bref, j’étais coincée.

            Et l’idée germa. Au dîner de Thanksgiving, alors que nous étions tous réunis autour de la dinde farcie, je leur présentais mon plan. Si Dita One venait à mourir, la planète entière allait la pleurer. Nous savions parfaitement ce que cela voulait dire commercialement parlant. Les ventes de ses albums allaient exploser et ce serait le jackpot. Surtout avec la venue sur le marché de son ultime album, achevé peu de temps avant la mort de la chanteuse et d’une multitude de titres inédits, écartés lors de l’enregistrement des précédents albums et que les fans s’arracheraient ensuite. Le clan Fox pourrait ensuite se régaler du substantifique gâteau en multipliant les produits dérivés et récupérant les droits sur les titres. En contrepartie, en simulant mon suicide, puisque je n’avais nullement l’intention de mettre fin à mes jours, je pourrais redevenir moi, Shannon Fox, loin, très loin d’ici. Tout le monde y trouverait son compte. Le pacte fut signé et l’omerta acceptée sans sourciller.

            C’est début décembre que l’on exécuta le plan. Quoi de mieux pour Noël que d’offrir le dernier album de la star suicidée il y a peu ? On avait pensé à tout. Et tout se déroula parfaitement. Mon frère John, thanatopracteur, s’occupa de trouver le cadavre d’une femme pouvant être prise pour moi. Le coup de revolver fit exploser la tête comme prévu rendant l’identification difficile. Ma famille épleurée reconnut le corps sans vie grâce aux bijoux et vêtements et s’opposa farouchement à une autopsie du fait de mes convictions religieuses. Lorsque votre nom est One, croyez-moi, on cède aisément à vos requêtes. Pendant ce temps, je m’envolais sous une fausse identité me cacher dans une des nombreuses îles d’Hawaï en attendant d’assister aux funérailles que le Monde entier allait m’offrir.

            A présent, les seuls requins dont je devais me méfier étaient ceux qui peuplaient les eaux turquoises baignant mon sanctuaire. Enfin sereine, je refermais le journal.













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