En ton fort intérieur



En ton fort intérieur…



            Il était une fois, dans un lointain royaume oublié de tous, un jeune paysan qui vivait auprès des siens. Chaque jour que Dieu faisait, il se levait et partait travailler la terre. L’attelage tiré par deux puissants bœufs avançait péniblement sur les sentiers ravinés de la contrée qu’il fallait parcourir pendant plusieurs longues heures avant d’arriver aux champs. Aux premières lueurs du jour, il se glissait hors de la couche, sans un bruit afin de ne pas réveiller la maisonnée, se vêtait en silence et avalait rapidement quelques restes de la veille pour calmer la faim. Puis, le brave homme attelait ses animaux afin de parcourir les lieux qui le séparaient des champs. Toute la journée durant, sans répit, il ôtait les trop nombreuses pierres et mauvaises herbes qui envahissaient ses terres. Le dos courbé, la peau mordue par les rayons du soleil, les mains usées par les pierres et blessées par les ronces, il travaillait sans relâche, cherchant à rendre productible son lopin de terre. Et chaque soir, lorsque le soleil terminait sa course folle, il repartait le cœur empli d’espoir car chaque journée écoulée le rapprochait de la fin de son labeur acharné. Ce n’était qu’au coucher du dernier rayon de soleil, qu’il regagnait sa chaumière où sa femme, qui portait leur premier enfant, l‘attendait. Ainsi allait la vie, paisiblement.

            Par un brûlant jour d’été, les villageois de ce royaume organisèrent une grande fête pour célébrer les futures récoltes de blé. Tous les vilains étaient venus festoyer parés de leurs plus beaux habits. Les femmes, qui portaient des fleurs champêtres dans les cheveux, tressaient des gerbes afin de décorer la place ou préparaient les mets du repas du soir, au milieu des enfants hurlant et courant en tous sens, tandis que les hommes dressaient les échoppes et les tables du repas. Tous s’affairaient. Perdu au milieu de la masse grouillante, le brave paysan s’affairait également. Plongé dans ses pensées, il oeuvrait également à la préparation de la fête du soleil. A la nuit tombée, les villageois illuminèrent la place avec les flambeaux fabriqués le jour même. La lueur douce se diffusait également sur les tables où de petites lanternes avaient été déposées en leurs centres. Les conversations allaient bon train, tandis que la musique jouée par les ménestrels s’élevait doucement dans les airs. L’ambiance était chaleureuse et chacun prenait plaisir à partager les mets confectionnés par ses soins.

            Attablé et entouré, le paysan buvait silencieusement le vin contenu dans son gobelet d’étain, écoutant avec intensité les discussions qui l’entouraient. Il n’y prenait que très peu part, préférant la passivité auditive à la prise de risque verbale au sein du groupe. Cette distance lui permettait paradoxalement ainsi d’être au plus proche de ceux qui parlaient. Sans trop saisir pour quelle raison, une conversation l’intéressait davantage. Il n’aurait pu dire pourquoi cet étranger assis à sa table et qui discutait avec ses amis le fascinait autant. C’était bien la première fois qu’il le voyait, et pourtant son regard ne parvenait pas à se détacher de lui tant il l‘intriguait. Aussi, son attention entière était captivée par ses propos. Qui était-il ? Ils n’échangèrent pourtant que peu de mots au cours de cette soirée. Et déjà l’heure de se quitter sonnait au clocher.

            Les jours passèrent, la journée de la veille identique à celle du lendemain. A la seule différence que le paysan se demandait qui pouvait bien être ce jeune homme inconnu qu’il avait rencontré. L’identité de ce mystérieux inconnu le captivait. Dès l’aube, sur sa carriole tirée par les bœufs, il réfléchissait et ne trouvait point de réponse. Un jour qu’il partait aux champs, il croisa à nouveau l’intrigant. Il était assis sur une grosse pierre, au bord du sentier et semblait attendre. La conversation s’engagea immédiatement entre les deux hommes qui se connaissaient à peine, comme si la vie avait permis des retrouvailles entre deux amis de longue date. Comment expliquer cette impression ? Le paysan en était bien incapable. Il sentait seulement que cette rencontre était une évidence et qu’un lien intense venait de naître entre eux. Ils parlèrent des heures sur ce chemin, assis sur la grosse pierre plate, à se raconter leurs vies. Pour la première fois, le paysan n’était pas allé travailler aux champs. Pour la première fois également, il s’était confié à un inconnu. Il proposa à l’homme de l’accompagner les jours suivants. Ce dernier accepta. Et c’est ainsi, que pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, ils ne se quittèrent plus, passant le plus clair de leurs journées ensemble à bavarder assis sur leur pierre ou à travailler aux champs. Le temps semblait s’accélérer lorsqu’ils étaient réunis, le crépuscule succédant rapidement à l’aurore.



            Et puis un jour, le brave paysan partit aux champs et ne trouva pas son fidèle ami sur le chemin. Ni le jour suivant, ni même le jour d’après. Que s’était-il passé ? On savait les routes assez peu sûres en ce temps-là. Lui était-il arrivé malheur ? S’était-il lassé de leur nouvelle amitié ? Les questions le taraudaient, mais aucune réponse satisfaisante ne vint soulager ses inquiétudes. Les levers du soleil se succédèrent, mais c’était désormais maussade que le paysan partait seul travailler la terre. Chaque matin, il espérait reconnaître cette silhouette devenue familière, assise là sur cette grosse pierre plate. Mais chaque matin, aucune ombre n’apparaissait à côté du caillou gris, désespérément vide et seul. La tristesse d’avoir perdu son ami l’envahit et ne le quitta plus. Il eut beau interroger ceux qui auraient pu l’aider, le mystère demeurait sur ce silence et cette disparition. Et comme la nature semblait accompagner la tourmente intérieure du paysan, une tempête se leva sur le village. Pendant deux jours et deux nuits, le vent fit rage dans la contrée, arrachant, soufflant tout sur son passage, la pluie quant à elle ravinant et lessivant les sols déjà pauvres et peu fertiles. Lorsque au troisième matin le calme fut revenu, le soleil se remit à briller timidement. Le paysan décida de retourner sur ses terres car tout son travail était à refaire. Il dût y aller à pieds tant la tempête avait rendu les chemins impraticables.

            Plongé dans ses pensées, il avançait, sans prêter attention au paysage qui l’entourait, aux arbres déracinés ou calcinés par la foudre, au silence pénétrant et glacial. Soudain, le chant d’un oiseau l’arracha à ses interrogations. Il se rendit alors compte qu’il n’était plus sur ce chemin qu’il avait pris tant de fois seul, mais sur un sentier inconnu serpentant au cœur de la forêt. Les arbres serrés les uns contre les autres semblaient le menacer de leurs branches crochues, obscurcissant la lumière du jour. Une angoisse l’étreignit alors, tout comme dans son souvenir d’enfant. Le paysan accéléra le pas sur cette piste devenue désormais hostile. L’air était glacial, et partout autour de lui ces bruits, ces chuchotements. Les minutes semblèrent des heures et son pouls s’accéléra. Il avançait désormais en courant, les ramures lui fouettant violemment le visage, les racines le faisant trébucher. Tomber. Se relever. Reprendre sa course effrénée. Et puis une lueur au loin. Reprendre courage et rassembler ses forces pour avancer plus vite encore. La lumière se fît plus vive, déchirant le voile sombre de la forêt. Et enfin l’air. L’air pur et vivifiant de la clairière.

            Le paysan tomba à genoux, le souffle coupé, le cœur battant à tout rompre, la tête baissée. Puis il se releva et constata qu’il n’était jamais venu de ce côté-là des bois. Tout lui était inconnu ici, même ce château se dessinant au fond de la clairière. Il n’en avait jamais entendu parler. Ne se sentant pas le courage de rebrousser chemin et intrigué par le fort, il avança droit devant lui. Au fur et à mesure qu’il avançait, les remparts semblaient plus impressionnants, toujours plus hauts, plus épais. Il semblait impossible d’y pénétrer. Que renfermait-il ? Un trésor inestimable ? Le repère de sombres brigands ? Alors que la raison l’aurait poussé à se méfier en temps normal, le paysan ne se sentait pas en danger. Une présence rassurante semblait planer. Arrivé à quelques pas des pieds des fortifications, son regard se fixa sur le donjon. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il y reconnut un visage familier, celui de son ami. Se pouvait-il que celui qu’il avait rencontré et considéré comme son égal, un simple paysan, fût le prince de ce fort ? Que cachaient donc ces murailles ? Pourquoi ce silence ? Les questions s’entrechoquaient et il désirait tant avoir des réponses. Il l’interpella et vit son ami le regarder et disparaître de l’ouverture de la fenêtre. 



            Les minutes qui suivirent lui parurent interminables avant que la herse du château ne se lève et laisse passer le prince. C’était bien lui, son ami, la même lueur dans le regard, le même sourire. Le paysan désirait comprendre ce qui s’était passé ces jours derniers, pourquoi son ami avait été absent. Ce dernier lui révéla alors son secret.

            « Ce que je vais te dire, vous êtes peu nombreux à le savoir. C’est un secret que je tiens à préserver farouchement. Te le confier vient à t’en faire gardien également. Il y a de cela quelques années, j’ai découvert fortuitement qu’un terrible sort avait été jeté sur ma famille par un sorcier dénommé Nisted. La puissance de ce maléfice réside dans le fait qu’il touche au hasard les membres de ma lignée au moment même de leur conception, en sacrifiant certains et en épargnant d’autres. Les effets de cet ensorcellement ne se révèlent véritablement qu’au cours de la quarantième année où le corps se trouve posséder par une force incontrôlable le menant par épuisement à une mort inéluctable.
           
            L’un des premiers meffets de cet envoûtement sur moi fut de me retrouver enfermé dans ce château, coupé du reste du monde, les appels de ma famille et de mes amis n’arrivant que difficilement à franchir les parois de son enceinte. J’ai cherché de nombreuses fois à m’en échapper, mais en vain. D’abord perdu, j’ai finalement appris au fil du temps découvrir ma prison en la visitant. Au cours d’une de mes rondes, j’ai découvert au sommet du donjon, dans une pièce secrète, un élixir laissé par un mage nommé Ecnahc. Si j’accepte l’épreuve de ce dernier, j’aurai alors accès à ce philtre qui me révélera si j’ai été touché par ce sort. Si tel n’est pas le cas, je pourrai alors me libérer de cette prison. Il ne suffit que d’un seul geste pour connaître la vérité. Mais pour l’heure, je ne peux m’y résoudre craignant la réponse que m’apportera ce mage.

            Je suis donc devenu moi-même le propre geôlier de ma prison. En effet, à l’annonce de l’existence du maléfice, je me suis retrouvé enfermé seul dans ce château entouré de murailles impressionnantes. Mais au fil du temps, j’ai renforcé celles-ci afin d’épargner ceux qui m’entouraient et de me préserver également de l’extérieur, me tenir à distance du monde pour ne point trop souffrir. Aujourd’hui, la clé libératrice est à portée de main, mais finalement ma cellule me rassure. Lorsque la surface m’angoisse et me lasse, je préfère m’exiler à l’intérieur de ce fort.

            J’ai finalement apprivoisé mon fort, si bien qu’aujourd’hui, il m’autorise parfois de m’en échapper pour quelques heures, quelques jours. Mais toujours, toujours la citadelle me rappelle à elle. Et c’est plus fort que moi, je suis pieds et poings liés à elle. Ne m’en veux pas si je ne t’y fais pas entrer. Ne m’en veux pas si je m’y réfugie. Ne m’en veux pas si elle te fait souffrir. Peut être qu’un jour, ces murailles exploseront et me libéreront de ma prison. »

            Le brave paysan écouta attentivement son ami qui le serra dans ses bras avant de retourner dons son château. Il le regarda remonter lentement dans son donjon et resta de longues minutes assis, adossé aux murailles de la forteresses, songeant aux révélations qu’il venait d’entendre. Il savait déjà que son ami n’était pas qu’un ami fidèle, mais un frère dont le regard et la présence rassure. C’était quelque chose de bien plus fort qui allait au delà de la confiance qu’ils pouvaient avoir l’un en l’autre et dont leurs discussions nourrissaient le lien. Désormais, il voulait se battre pour lui, pour le délivrer de ce mauvais sort injuste et le rendre libre. Faire voler en éclats les murailles de sa prison. Il désirait surtout que dans la cour du château résonnent les pas des invités et non plus seulement ceux du prince solitaire. Ainsi, comme ressourcé par les confidences de son ami, sans l’angoisse qui l’avait alors saisi lors de la première traversée, le paysan reprit le chemin de la forêt pour rentrer chez lui et retrouver sa fidèle épouse qui pourrait l‘aider dans sa nouvelle tâche.

            Depuis sa première visite au château, des semaines s’étaient écoulées. Le lien entre le paysan et le prince grandissait toujours au rythme des rencontres et des absences, cette attache entre eux leur étant apparue comme indestructible. Pendant ces périodes de silence, en revenant aux champs, le laboureur traversait parfois les bois, qui depuis lui semblaient moins sombres, pour entr’apercevoir le château de son ami. Même si ses appels aux pieds des murailles demeuraient sans réponse, la vue du donjon et du feu qui s’en échappait le rassurait. Il était là. Tout allait bien. Alors, le paysan repartait sans mot dire vers sa chaumière. Finalement, même si ces fortifications infranchissables le meurtrissaient profondément, le paysan ne faiblissait pas. Il faisait parfois le tour du château pour examiner les remparts que l’on aurait dit taillés à même la roche, à la recherche d’une brèche, d’une fissure à creuser. Mais chaque assaut se vouait à un échec. Une force invisible le projetait violemment au loin. Malgré les ecchymoses, il repartait à l’attaque. Et là, surgissant de nulle part, d’énormes buissons épineux déchiraient le sol et recouvraient la surface rocheuse. Faisant fi des piques, il saisissait les ronces à pleines mains pour tenter de gravir les quelques mètres qui le séparaient de l’autre côté. Le paysan sentait alors le sang chaud couler aux creux de ses paumes, puis la douleur aiguë déchirer la chair. Et toujours, cette nécessité de lâcher prise pour pouvoir continuer… une prochaine fois… peut être… Et toujours cette chute suivie du choc sur le sol marécageux. Non, décidément, il ne s’y faisait pas. Alors, le paysan restait là, allongé à même le sol, regardant le ciel et échafaudant le plan d’un nouvel assaut à donner. Il avait bien consulter divers ensorceleurs, adeptes de magie blanche ou noire. Mais aucun n’avait su lui procurer le philtre salvateur.

            Mais parfois, le silence se faisait trop lourd, trop pesant. Et il lui en voulait de ne pas abaisser le pont-levis, de ne pas le laisser apprivoiser lui aussi le château. Lors de ces traversées pour tenter de l’approcher, la forêt devenait alors menaçante, comme au temps de son enfance, comme lors de la première traversée. Et il lui en voulait pour ça, car son ami semblait ne pas voir que, même guidé par son cœur, le franchissement des bois pouvait lui coûter parfois, le faire souffrir. Ses peurs les plus lointaines, les plus insoupçonnées refaisaient alors surface pendant ce trajet. Trop longtemps, il s’était perdu dans les bois, percevant autour de lui ces chuchotements terrifiants. Trop longtemps, il avait tu sa peur, sans trop savoir pourquoi. Il pensait l’avoir vaincue. Mais finalement, le loup demeurait là, tapis dans l’ombre, prêt à bondir au moindre faux pas pouvant l’écarter du chemin. Aussi, de temps à autre, lorsque la herse se levait, sa joie de le voir s’envolait avec le souvenir de cette douleur, de cette incompréhension, de ce silence, et le brave paysan gâchait leur rencontre. Il tenta de mettre de la distance pour se préserver de son mutisme en évitant les visites au château. Mais ce n’était pas lui. Et, en dépit du sous-bois menaçant, le paysan reprenait le chemin vers la clairière. Cela valait la peine.




Mais comment se termine donc cette histoire
me demandez-vous cher lecteur ?
Qu’advint-il du paysan et du prince ? Du fort et de leur combat ?
Questions légitimes car c’est bien moi qui vous ai fait entrer dans cet univers.
Vous décevrai-je si, avec arrogance peut-être, j’occulte toutes ces réponses
et vous laisse sur votre fin ?

Je vous rétorquerai juste que chaque histoire est unique,
et celle-là plus qu’une autre.
C’est la raison pour laquelle celle-ci m’importe énormément.
Car elle fait partie de celles défiant le temps et l’espace
et que la raison ne peut seule expliquer.
La magie d’une rencontre amicale sincère.
La lumière et l’ombre, le chaud et le froid.
La parole et le silence, le tout et le vide.


Quand a-t-elle commencé ?
Probablement bien avant ce repas dans un lointain royaume,
il y a fort longtemps.
Comment se termine-t-elle ?
J’ai l’honnêteté de vous dire qu’il n’y a pas de fin à ce genre d’histoire,
Où chacun, paysan ou prince,
affronte en son for intérieur le fort de l’Autre.
A chacun d’essayer de comprendre et de se mettre à la place de…











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