L'imposition du missionnaire


L’imposition du missionnaire



 

            Lorsque je le vis descendre sur le tarmac de l’aéroport de Cotonou, je le reconnus immédiatement, un peu comme si je surprenais à la volée mon propre reflet dans une glace. Tout comme moi il y a deux ans, il était là, légèrement groggy par les heures de vol, les yeux éblouis par le soleil aveuglant du Bénin, la main droite posée sur le cœur, semblant étreindre quelques précieux feuillets dépassant de la poche extérieure de sa veste et qu’il ne voulait pas voir emporté par ce vent brûlant soufflant sur la ville. La chaleur écrasante le saisissait probablement déjà, contrastant avec l’air climatisé et frais de l’habitacle de l’avion qui l’avait mené jusqu’ici. Derrière les verres fumés de ses lunettes de marque, les yeux affamés scrutaient le paysage désertique s’offrant à lui et dont il rêvait depuis peu. Étendue de terre et de pierres, saupoudrée de sable. Quelques maisons blanchies à la chaux. De vieux hangars en tôles comme seul modernisme. La main posée sur la rampe, légèrement crispée par ce saut dans l’inconnu, il descendait l’escalier pour me rejoindre sur la piste où je l’accueillais d’un large sourire et d’une main ferme que je lui tendis en signe de bienvenue.

            Avant même de lui parler, je connaissais ses craintes de laisser derrière lui, à plusieurs milliers de kilomètres, cette vie qui était la sienne. Cet envol comme une fuite en avant. Quitter son quotidien pour trouver l‘essentiel. En effet, c’est en survolant ces contrées aux paysages si divers que j’ai pris conscience que voyager, c’était délaisser tous ces gestes mécaniques, toutes ces habitudes qui nous rattachent à notre routine. C’est finalement se rendre compte que nous évertuons à nous rassurer en fréquentant toujours les mêmes personnes, les mêmes lieux que nous finissons par ne plus voir. Notre rétine, tout comme notre cœur, se font insensibles à ces lieux communs et nous sommes comme anesthésiés face à ce qui nous entoure, nous touche et nous pénètre. Exit notre capacité à s’émouvoir du sourire de l’autre ou du souffle du vent. Dans cet extraordinaire tourbillon de sensations dans lequel nous vivons, tout n’est qu’ordinaire, normalité et devenons progressivement comme apathiques.

            Heureusement, la décentration et le détachement offerts par le voyage servent de révélateurs salvateurs, exposant à la lumière du jour l’importance de certaines personnes, véritables piliers fondamentaux nous constituant. Et là, perdus dans les nuages et les turbulences, nous prenons conscience de la magie de ces rencontres et de leur valeur inestimable. Face à l’immensité de notre planète à laquelle nous nous confrontons en quittant le si rassurant plancher des vaches, la chance d’avoir fait ces rencontres humaines exceptionnelles nous explose alors en pleine face. Quelle est la probabilité pour que, parmi les milliards d’êtres humains présents sur Terre, j’ai pu rencontrer ces personnes qui me sont si chères ? Aurai-je fait une rencontre équivalente si j’étais née à l’autre bout du monde, au fin fond d’une jungle urbaine ou équatoriale ? Ces rencontres sont-elles juste le fruit du hasard ? C’est finalement au filtre du voyage que l’essence de ce qui nous est essentiel nous paraît peut être de manière plus flagrante, l’éloignement nous rendant la vue plus clairvoyante sur l’importance de ces êtres que nous finissions pourtant par ne plus voir.

            Percevoir ce lien nous unissant à certains, c’est également se confronter à l’idée que ce qui est fondamental à nos yeux ne l’est pas pour les autres. Tout n’est qu’une question de point de vue car ceux qui comptent pour moi ne sont tout au plus qu’un petit tas de poussière à l’échelle du monde que je contemple à partir de mon hublot. Et pourtant je pourrais donner ma vie pour eux. Et à cet instant, la toute relativité de notre place dans le monde fait alors s’écrouler le château démesurément grand de notre ego. Nous ne sommes rien. Tout au plus pouvons-nous laisser notre empreinte par l’authenticité des relations construites avec l’Autre sur des valeurs sincères et honnêtes, ou par nos actes. C’est bien pour cette raison que j’ai quitté la France et ceux que j’aimais lorsque j’admis que je pouvais être présente à leurs côtés y compris par delà les mers et les océans, tout en offrant mon temps à ceux qui dans le monde avaient besoin que je leur apporte mon aide. J’ai tout laissé derrière moi pour intégrer cette mission humanitaire et travailler dans ce village béninois.

            En effet, ma vie en France ne me satisfaisait plus. Après des années passées à incarner l’image de la femme indépendante vendue dans les magazines et les séries américaines comme « Sex and the city », cette working girl à la main de fer délicatement gantée par un grand couturier faisant preuve d’un carriérisme et d’un opportunisme à toute épreuve s‘affadissait. Cathy Chery, cette célibatante désormais trentenaire que j’étais, se lassait de ces histoires vouées à l’échec et sans lendemain auxquelles elle aurait bien voulu croire. Trop longtemps j’ai côtoyé des hommes qui n’étaient pas prêts à s’investir dans une relation durable et chez qui les mots « mariage » et « enfant » n’étaient même pas envisageables dans la mesure où ils déclenchaient dans la seconde qui suivait une réaction urticante immédiate, un œdème de Quick fatal à notre relation. Ce pseudo sexe fort, toujours sur les starting-blocks du coup de rein relaxant avant de se retourner sous les draps sans un « je t’aime » ou une étreinte pour m’oublier de façon éhontée dans les bras de cette garce de Morphée, m’épuisait

            J’étais éreintée de n’être que la nana sympa, bourrée de charme et dont personne ne comprenait le célibat qui désormais plombait son moral. J’avais embrassé ma carrière d’attachée de presse d’un grand groupe de luxe comme on entre en religion. Je donnais tout à ce métier qui assurait mon train de vie effréné et pour lequel je m’étais battue, laissant sur le carreau ceux qui auraient pu  faire obstacle à mon ambition, mon talon aiguille griffé Louboutin planté en plein cœur. Désormais au top, moi aussi je voulais signer un C.D.I. amoureux avec cet homme que je cherchais pour me sentir étreinte et désirée, former un couple qui ne passerait pas son temps à se regarder béatement dans les yeux mais qui tournerait son regard dans la même direction pour se construire un avenir. Je ne voulais plus de ces soirées entre filles à regarder des films avec Meg Ryan ou ces vacances, seule, à quêter celui qui désirerait plus qu‘une aventure. Je désirais ma moitié pour me sentir entière, sans pour autant oubliée celle que j’étais avant, en devenant une de ces femmes dociles et bien polies.

            Pour cela, j’avais besoin de chercher de quoi nourrir mon insatiable appétit afin de donner un sens à ma vie. Venir en aide aux autres se révéla rapidement une évidence, tout comme ce désir de voyage, d’authenticité. L’Afrique s’imposa. Je rêvais de couleurs chaudes, de peaux noires tannées, d’exotisme que je pourrais figer dans les pixels de mon appareil photo numérique. Je ne savais pas encore que cette rencontre allait bien plus me marquer. Après quelques recherches sur le net, je contactais l’association Paris-Bénin qui correspondait à mon nouveau projet de vie et quelques temps après, me voilà partie pour cette nouvelle aventure, au cœur un voyage qui ne me lâcherait plus jamais. Ces deux mois passés sur place achevèrent de me persuader de m’y installer définitivement.

            Alors aujourd’hui, sur le tarmac de l’aéroport de Cotonou, c’était le cœur exalté que j’attendais notre nouvelles recrue qui allait travailler au sein de la communauté que nous aidions. Je savais ses peurs, mais je connaissais également toutes ses certitudes qui l’étreignaient et qui menaient ses pas en Afrique. Aider l’Autre pour se sauver soi-même. Ce voyage, je l’avais fait également, arrachant mes racines pour tenter de les replanter ici, dans ces sol arides, et me voir refleurir. Cette nouvelle terre d’accueil se révéla bien plus fertile que toutes celles qui m’avaient vue grandir, corrompues à coup d’engrais et fertilisants chimiques desséchant mon âme. Et cette eau si rare mais si pure que l’on m’avait offerte avait permis à mes espoirs de bourgeonner à nouveau. C’était désormais mon tour d’offrir un oasis à cet occidental venu en mission sur ces terres désertiques.

            Une fois les présentations faites, j’embarquais Noé, tel était son nom, à bord de ma voiture d’un autre âge, une vieille Renault rongée par la rouille et aux amortisseurs perdus entre ici et là-bas, mais qui, en dépit de son grand âge et de son air fatigué, avalait avidement les kilomètres nous rapprochant de notre destination. La route était longue jusqu’au village peul de Kabé situé au nord du pays où nous nous rendions. Nous mîmes donc à profit ces heures pour se découvrir. Rapidement, ses propos altruistes se teintèrent d’arrogance, portant en lui les germes de sa supériorité de missionnaire. Il se prenait pour le messie, venu répandre la bonne parole dans ce village reculé, avec toutes ses certitudes d’homme blanc colonisateur et dominateur, seul détenteur du savoir et apportant tout à la fois le progrès, l’argent et son aide à ces pauvres autochtones si peu civilisés. En ne voyant seulement chez eux que tout ce qui les différenciait, ces villageois, qui allaient lui ouvrir leurs portes, n’étaient encore pour Noé qu’une image inanimée, floue et sans relief. J’esquissais discrètement un sourire amer car je me reconnaissais dans ses propos au moment de mon arrivée ici. Moi aussi je me l’étais jouée Wonder Woman pour tenter de les faire entrer dans le vingt-et-unième siècle. Tout comme lui aujourd’hui, je ne me doutais pas encore à l’époque que ces populations que j’allais côtoyer m’apporteraient bien plus. Plus que de chercher à le convaincre, il fallait qu’il découvre lui-même l’extraordinaire générosité de ces habitants.

            Pour l’heure, je préférais cesser son verbiage douteux et tuer le temps en faisant le point sur la situation des différents programmes entamés à Kabé que la douzaine de bénévoles coordonnait alors sur place. L’association avait pour but premier de sortir de l’isolement ces populations, notamment par l’accès à l’alphabétisation des adultes et l’éducation des enfants afin de favoriser les échanges avec les villages les plus proches, distants d’une dizaine de kilomètres. J’expliquais alors à Noé l’importance de créer une école au sein même de la communauté. Très souvent les enfants n’étaient pas scolarisés car l’école était trop loin, les pistes y menant en mauvais état à cause de l’érosion et les parents préféraient les garder avec eux car bien plus utiles pour veiller sur les troupeaux de vaches qu’à apprendre.

            Profitant d’une aparté dans notre conversation pour vérifier que Noé avait bien pris l’indispensable traitement contre le paludisme, je lui rappelais que l’association veillait également à faciliter l’accès aux soins à ces populations oubliées notamment pour des traitements mineurs car il n’était pas rare que les plaies causées aux champs s’infectent sous ce climat chaud. Se faire soigner devenait alors compliqué lorsque le centre de soin se trouvait loin. De plus, les femmes accouchaient souvent seules, avec tous les risques que cela peut comporter en cas de problème à la naissance. La prise en compte de l’aide médicale passait par la création d’une unité villageoise de santé dont les travaux de construction étaient en train de s’achever. D’ici quelques semaines, le centre pourrait ouvrir ses portes et je prendrai de nouvelles fonctions au sein de l’association, en informant les populations lors des campagnes de vaccination ou de sensibilisation au problème du sida par exemple.

            En bon occidental habitué à son confort aseptisé, Noé s’inquiéta des conditions d’hygiène dans lequel il allait vivre. Je le rassurais vite fait en lui expliquant que l’une des priorités de l’association concernait la salubrité. En effet, nous veillons à améliorer les conditions de vie et d’hygiène au village par le ramassage et le tri des ordures jusqu’alors dispersées dans les maisons ou les rues. Grâce aux dons, nous avions pu financer l’achat de poubelles et de brouettes pour la collecte des déchets organiques réservés au composte, mais aussi l’acquisition d’ânes et de charrettes chargés d’amener les déchets plastiques au centre de recyclage pour être transformés et tout le reste à la décharge, distante de plusieurs kilomètres. Petit à petit, au fil des actions menées, le village avait su trouver un paysage pansé de ces verrues d’ordures ménagères jonchant le sol et la campagne.

            Le soin apporté à cette dernière était indispensable car depuis trois ans, l’association travaillait en partenariat avec les paysans pour tenter de diversifier les activités agricoles par l’introduction de nouvelles cultures comme les tomates, les haricots verts ou bien encore les radis. Ce programme avait certes pour but d’enrichir l’alimentation de ces familles afin de limiter au maximum les carences alimentaires que nous avions pu observer au sein de la population en diversifiant leur nourriture. En effet, le repas de ces familles se limitait souvent à la pâte, ce pauvre mélange d’eau et de farine de mil, sorgho ou maïs. Mais le but ultime était également de faire de ces nouvelles cultures une source de revenus supplémentaires en proposant ces produits à la vente sur les marchés des villages voisins.

            C’est finalement avant que les derniers rayons du soleil ne soient avalés par la végétation, que nous arrivâmes enfin au village de Kabé où, en perdant ses repères d’occidental, un choc culturel énorme attendait Noé. Tous ses sens en éveil, il découvrait enfin son nouveau lieu de villégiature. Le modernisme de la veille avait laissé place à l’omniprésence de la végétation que ce soit à travers la nature verdoyante que semblaient paître paisiblement des troupeaux de vaches ou bien encore par les champs de mils que les peuls cultivaient pour se nourrir. L’asphalte des rues s’était mu ici en terre battue entre les cases érigées par les villageois près du cour d’eau et du puit qu‘ils avaient creusé. Au gré de cette première visite du village, Noé découvrit que rien n’était reconnaissable ou assimilable à ce que son quotidien connaissait. Tout était nouveau et ses yeux s’usaient à scruter les moindres détails de ce nouvel environnement qu’il devait faire sien.

            Cette visite me replongea dans mes souvenirs. A mon arrivée ici, ce qui me heurta le plus c’était de respirer pour la première fois toutes ces  odeurs jusqu’alors inconnues. Un mélange de senteurs naturelles et animales, tantôt agréables et parfois plus agressives. Comme pour cette nourriture que je goûtais pour la première fois, l’apprentissage demanda du temps pour m’habituer à ces nouvelles stimulations qui peuplaient désormais mon quotidien olfactifs et gustatifs. Cependant, bien qu’à des centaines de kilomètres de ce qui avait été ma maison, je reconnus une effluve bien particulière que je n’aurais pas pensé retrouver ici : cette odeur de pluie tombant sur une terre gorgée de chaleur, exhalant les fragrances jusqu’alors piégées au sol. Les yeux clos, le visage tourné vers le ciel, les paumes des mains ouvertes, je laissais se conjuguer chaque goutte de pluie au sel de mes larmes. J’étais si bien, paisible, loin de tout, et pourtant, cette nostalgie qui se rappelait à moi. Aujourd’hui, c’était sous les traits d’un jeune trentenaire nommé Noé que ce souvenir de cette ancienne moi resurgit. Mais la mélancolie d’entant n’était plus.


            Sûre de ma place au fin fond du Bénin, j’étais heureuse de faire découvrir à Noé cette fantastique aventure humaine. Après l’inquiétude des premiers jours liée à la perte de repères, une nouvelle forme de routine s’installa au camp. L’équipe désormais au complet, chacun pouvait vaquer à ses occupations quotidiennes avant les retrouvailles du soir, autour du feu et du repas collectif. Nous partagions alors ces difficultés qui émaillaient nos journées mais qui n’assombrissaient pas ces grands éclats de rire que nous partagions avec les habitants du village. La différence de culture était source de nombreuses incompréhensions ou méprises. Si certains des villageois découvraient certains aspects du modernisme, nous étions tout aussi gauche dans notre adaptation au mode de vie africain.

            Au fil des semaines, je vis le visage de Noé se métamorphoser. La trop grande assurance des premiers jours s’était mue en humilité face à cette population qui, même dans la plus grande pauvreté, faisait preuve d’une générosité extraordinaire. En dépit de nos multiples différences, nous étions presque devenus des membres de leur famille à part entière. Nous partagions joies et peines qui rythment la vie d’une communauté. Il n’était pas rare qu’une famille nous invite à partager un peu de leur « pâte » et se mette à vous raconter l’histoire de ses ancêtres à la lueur d’un feu de camp. J’étais toujours aussi touchée par leur bonté à notre égard, ce désir d’offrir à l’autre même lorsque les réserves étaient presque à sec, cette fierté de leur origine peul. En effet, ils acceptaient notre aide que nous leur apportions humblement, tout en veillant à conserver farouchement leur identité. Nous les encouragions d’ailleurs dans cette voie, ne désirant nullement être perçus comme des missionnaires. Le plus étrange pour nous était probablement leurs pratiques vaudous dont nous ne connaissions rien et dont ils nous excluaient farouchement, chacun demeurant fidèle à ses croyances.

            Néanmoins, je n’oubliais pas cette phrase d’Ayn Rand « Nous sommes tous frères sous la peau, et j’aimerais écorcher l’Humanité pour le prouver ».  Pour la première fois depuis bien longtemps, ma vie avait enfin un sens. Qui aurait pu dire l’avenir qui m’attendait ici ? Cela m’importait peu. Juste vivre l’instant présent. M’enrichir de ces rencontres. De ces moments partagés. De cette générosité offerte sans détour.

            Mais une lettre reçue à la fin de l’été acheva prématurément cette idylle béninoise.


















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