L'âme éperdue



L’âme éperdue

            

 

            J’ouvre un œil. Œil hagard. Tout est sombre, je ne distingue rien dans cette pénombre. Où suis-je ? Pourquoi ai-je si mal partout ? Je cherche désespérément une réponse à mes questions. Je regarde autour de moi. Regard éteint. Tout est vide. Je ferme les yeux. Aucun indice. Je suis perdu au milieu de nul part. Tous mes sens sont en éveil. Une odeur acre, entêtante et enivrante m’agresse. Mélange d’essence, d’urine et d’huile de vidange. Odeur de goudron. L’effluve semble pénétrer mon être de toute part. Jusque dans ma bouche, elle s’insinue et me donne la nausée. Je me vomis copieusement dessus ainsi que sur le sol froid et humide. Je cherche à me redresser mais je n’y arrive pas. Mes forces me manquent. Mes mains cherchent à tâtons un point d’appui mais je suis vidé de toute énergie. Le souffle me fait défaut également. Mon corps est comme paralysé, cloué au sol. Je me tourne et me mets à plat ventre, le nez collé dans ce que je viens de régurgiter. Nouvelle nausée. Je réussis à me pousser un peu.

            Moi, Jésus Christ des temps modernes, crucifié jusqu’alors, les bras en croix, je me replie sur moi-même, tel un fœtus. Je commence à m’affoler. Mais que m’est-il arrivé ? L’angoisse m’étreint. Je cherche à crier. Quelqu’un m’entendra peut être ? Cri étouffé. Je me blottis davantage. Sanglot. Mes yeux s’embrument et les larmes m’inondent le visage. Où suis-je ? Toujours aucune réponse. La pluie commence à tomber. Je grelotte. Mes vêtements sont trempés et me collent à la peau. Le froid m’envahit, me transperce. Vais-je mourir ici ? Maintenant ? Mon désarroi est tel que mes idées s’entrechoquent. Je ne vois même pas défiler le film de ma vie comme cela est la cas dans pareil moment. Gémissements. Cris bestiaux. Me revoilà devenu le primate des origines perdu dans un environnement puant la modernité. Désespoir.

            Puis les larmes se tarissent, lentement. Je semble me calmer. Peut-être suis-je en train de m’habituer à ma condition avilissante ? Tout mon corps est épuisé et me fait mal. Je respire profondément afin de me détendre. Je retrouve un soupçon de force dans lequel je puise avidement pour me redresser et m’adosser au mur. Effort surhumain. Essoufflement. Mon regard qui fouille cet endroit à la recherche d’un indice, d’un moyen de m’échapper, se fixe sur ma personne. Des marques rouges, des bleus. Mon corps en est couvert. Mon nez saigne. Passage à tabac. Des taches de sang maculent mes vêtements en lambeaux. Mon tee-shirt est déchiré, mon pantalon lacéré est baissé. Je suis quasiment nu. Il me manque une chaussure. Restes d’une lutte acharnée ?

            Je n’ai plus peur de ce qu’il pourrait m’arriver, non, mais de ce qui m’est arrivé. Pourquoi suis-je ici dans cet état ? Comment est-ce arrivé ? Qui est responsable ? Je tente de me redonner un minimum de dignité en remettant un peu d’ordre dans mes habits. Pendant ce temps, les questions se multiplient à l‘infini, se heurtent. Je cherche, sonde ma mémoire. Rien. Néant. Aucune image, aucun souvenir de ces dernières heures ne me reviennent, comme si mon disque dur avait été reformaté. Éclat de rire. Tout n’est pas perdu, je sais encore qui je suis. Rire nerveux. Larmes à nouveau. Je frappe du poing le bitume. La douleur est vive et me rappelle que mon corps tuméfié, brisé, broyé n’est plus qu’une plaie. Tout comme mon âme d’ailleurs.

            Soudain mon regard accroche le reflet de la lune dans le caniveau. Cette lumière m’est familière. Flash. Je revois cet endroit sombre, constellé de multiples lasers clignotants, dansants et colorés. Cette lumière m’éblouit et m’enveloppe tandis que tout est noir autour. Je ne vois rien à cause du contraste de luminosité. Je me souviens, j’étais bien. Trou noir. Je reviens dans cette sordide cour sombre perdue au milieu de la civilisation. J’ai soif. Flash. Les images se succèdent comme autant de polaroïds pris à différents moments de cette fameuse soirée. Un verre. Un grand verre. Des glaçons s’entrechoquent à l’intérieur comme de multiples icebergs. Grandes gorgées. Rires. Une bouffée de carbone. Sourire. Et puis la tête qui tourne, tout vacille et tangue autour de moi. Besoin d’oxygène?

            Petit à petit, le puzzle semble se reconstruire. Chaque pièce éparse prend forme même si certaines restent définitivement perdues. Je ne sais pas comment j’ai atterri ici. La seule chose dont je me souvienne est ce bruit de pas derrière moi. Puis plus rien. Pourquoi me serais-je battu ? Pour quelle raison m’aurait-on agressé ? Mon argent ? Non, je sens mes papiers et ma carte bleue dans la poche de mon jean. Tout ça n’a pas de sens. Et ce putain de mal de crâne qui ne passe pas. Tant d’éléments me manquent. A force de me creuser la tête pour mettre des mots sur ce qui m‘est arrivé, j’en oublierai presque mes maux. Je tremble de froid, j’ai mal, je suis sale et j’empeste.
             
            Mes yeux se sont habitués à cette obscurité. Je distingue enfin mon univers carcéral. Il s’agit d’une arrière cour aux odeurs nauséabondes. Tout y est noir, sale et moche. Au fond, une ruelle tout aussi glauque semble être mon seul espoir d’évasion. Un bruit diffus et discontinu en vient, celui des voitures ! J’essaie de me redresser mais je n’arrive pas à mettre un pied devant l’autre. Je me rassois et commence une lente progression tantôt à plat ventre, tantôt à quatre pattes. Je rampe ainsi parmi les détritus. Capotes. Chaque geste est douloureux. Seringues. Je m’écroule parfois. Immondices. Enfin, j’arrive dans cette ruelle qui me ramènera vers un monde plus humain. Tout au bout, il y a l’artère principale où quelques voitures circulent encore. J’ai envie de crier. Mais cela ne sert à rien car personne ne m’entendra de là-bas. Je réalise alors que cette rue ne m’est pas inconnue. J’y suis passé de nombreuses fois lors de mes sorties nocturnes. Sourire.

            Soudain, au milieu de la ruelle qui s‘ouvre devant moi et qui porte en elle l’espoir de me ramener vers la civilisation, je distingue une forme familière, celle de mon téléphone portable. Comme portée par une main divine, j’avance prestement, oubliant la douleur. La batterie est presque vide. Une seule personne peut m’aider. J’appelle Onatien. Pourvu qu’il réponde ! Ça sonne une fois. Mon cœur s‘accélère. Deux fois. Putain, décroche ! Trois fois. Décroche ! Asphyxie. Je reconnais enfin sa voix. Explications rapides vu le peu d’éléments en ma possession. Puis attente. Je guette chaque ralentissement de véhicules comme pouvant être l’arrivée de mon Messie ou le retour de Ponce Pilate. Il arrive enfin. Je reconnais sa silhouette. Je vois bien qu’il est inquiet et qu’il tente de ne rien laisser transparaître. Il se penche vers moi pour m’aider à me relever et nous partons vers les urgences.

            Tout au long du trajet, le silence est pesant. Regards furtifs. Toujours la même question et toujours la même absence de réponse. Nous arrivons enfin. J’ai quitté l’obscurité profonde de mon arrière-cour pour la lumière vive des néons de l’hôpital. Le contraste est brutal. Je raconte mon histoire et me déshabille. Examens. Contusions importantes autour des poignets. Radiographie. Nez casé, côtes fêlées. Sutures. Égratignures du cuir chevelu. Viol. Abus de ma personne pendant ma perte de connaissance liée à l’absorption d’un médicament mélangé à un verre d’alcool. Le puzzle est à présent presque complet. Mobile trouvé. Je suis sous le choc. Tétanie. Pourquoi moi ? Onatien me raccompagne chez moi et me veille pendant la fin de cette longue nuit. Je rentre et me glisse sous la douche pour me purifier. Je lave, frotte, exfolie, racle, décape mon corps et mes cheveux. Ma peau en est rougie, mise à vif presque jusqu’au sang. Et nous parlons. J’essaie de me souvenir, mais tout est bien flou, le GHB ayant effacé les derniers fichiers enregistrés dans mon cerveau. Je pleure beaucoup et Onatien tente de me réconforter. Que faire d’autre dans ces moments là ?



            Les jours suivants, j’erre comme un zombie dans mon appartement et fais le mort auprès de mon entourage. Je ne réponds plus au téléphone, à mes mails et ne vais plus travailler. Mon patron est hystérique. Onatien, a qui j’ai confié les doubles de mes clés, reste mon seul lien avec le monde extérieur. En attendant ses visites, je fume comme un pompier et me décape toujours autant sous la douche. Dans l’intimité de ma salle de bain, face à la glace, je me mets nu et plonge dans chaque cicatrice, chaque bleu pour tenter de faire ressurgir un visage, un indice. Je ravive la douleur des contusions en appuyant dessus, en me frappant pour tenter de ressusciter un passé oublié. Pourtant, en dépit de tous mes douloureux efforts, jamais rien ne refait surface, l’écran demeurant définitivement vierge de toute image. Je ne peux que constater les stigmates de ce calvaire oublié.

            Pour l’heure, il faut attendre les résultats des tests HIV. Et cette attente est interminable. J’essaie de ne pas y penser mais l’idée que cette saloperie puisse me bouffer à son tour m’obsède. Lorsque je réussis enfin à m’endormir, je me réveille en sursaut. Je me vois mourir, rongé par le virus, ou bien abusé par une forme noire sans visage. Dire que tout cela est peut être de ma faute. Je n’aurais pas du aller à cette soirée. Je l’ai sans doute bien cherché en me rendant là-bas. Finalement, cette punition est probablement juste. Onatien hurle lorsque je tiens ce discours. Il a sûrement raison mais j’ai besoin de savoir, de connaître le pourquoi de cette tragédie contemporaine qui va se terminer dans la souffrance et la mort. Toute justification ou explication est pour moi un pas vers un soulagement.

            Lorsque le jour J est venu de chercher les résultats, je sais bien que je ne serai plus le même à l’issu de cette épreuve. Tant de fois j’ai cauchemardé sur cet instant, et m’y voilà, aujourd’hui. Je vois cette enveloppe blanche que la secrétaire médicale me tend. J’ai les mains moites. Angoisse. Le cœur, serré, bat la chamade. Fébrilement, je la saisis et la regarde quelques instants, les deux pieds lourds, cloués au sol. Mais je ne peux rester là. Dans la queue, derrière moi, peut être que d’autres attendent également leur précieux sésame. Tout en marchant, je décachète l’enveloppe mais n’ose pas sortir la lettre qu’elle contient. Suis-je prêt au pire ? Je me rassure en me disant que cela n’est pas possible. Ce serait si injuste. Alors je prends les jambes à mon cou et cours de toutes mes forces droit devant. Le vent fait pleurer mes yeux qui s’embrument, floutant ainsi tout ce qui m’entoure. J’arrive chez moi les joues rouges et le souffle coupé. Haletant, je grimpe les derniers mètres me séparant de mon cocon protecteur. Plié en deux par un point de côté, j’insère la clé dans la serrure avant de refermer la porte à double tour. Et là, adossé à cette dernière, je me laisse glisser lentement. Je prends une grande respiration et me lance. Séropositif.

            Je suis mort deux fois déjà, la nuit du drame et le jour de la découverte de la maladie. Étrangement, c’est également le moment où je suis à nouveau venu au monde. Je ne pouvais pas accepter que tout s’arrête au fond d’une arrière-cour par un mauvais soir d’orage. J’aurais pu tomber au fond du gouffre dans lequel cet inconnu m’avait plongé, mais ce fut bien le contraire qui se produisit. Ainsi, plus la mort cherchait à me rattraper, plus je fuyais en avant en cherchant à vivre intensément tout ce qui pourrait me faire défaut dans l’avenir. J’ai commencé à me métamorphoser. Exit mes mèches rebelles et ma pilosité. Je me rasai entièrement le corps afin de me retrouver imberbe comme au premier jour. Bye bye les rondeurs installées. Perte d’appétit. Anorexie. Tout mon être se mit à changer, mais l’image que me renvoyait ma glace demeurait celle de quelqu’un perdu cherchant à se reconstruire.
             

            Je ne pouvais accepter ce reflet d’un homme diminué, amoindri et refusais plus que tout au monde de remettre à plus tard tous mes projets d‘avenir à cause du sida. La rage se mit à pousser en moi et le désir de vengeance chevillé au corps je refis surface dans ces soirées que j’avais fuies et où je descendais des quantités d’alcool phénoménales. Quitte à mourir des suites d‘une longue maladie, autant que ce soit d’une cirrhose du foie dont je serais responsable plutôt que d’un virus transmis par mon bourreau. Désinhibé par la boisson, mon corps souillé n’était plus mien et je le livrais sans mesure à ces inconnus. Tout se faisait dans le noir, comme lors de cette fameuse nuit. Chaque nouvelle expérience ravivait un peu plus ma souffrance à la différence que j‘en étais désormais l‘instigateur. Et dans l’ambiance glauque de l’obscurité des backroom, je n’étais plus qu’un corps abandonné aux fantasmes des hyènes noctambules.

            Mais ce qui me faisait véritablement bandé, c’était de leur offrir un morceau de viande de belle qualité, imberbe et musclé, mais totalement avarié à l‘intérieur. Je me retenais bien de leur avouer que le sida était en train de me bouffer et acceptais sans sourciller leur suicidaire désir de relation non protégée. J’avoue qu’au moment de l’extase, je jouissais avec une intensité rare, inondant leurs corps ou leurs entrailles de mon sperme frelaté, et donnant ainsi tout son sens à la petite mort. Mon envie de vengeance soulagée, je rentrais ensuite seul, l’esprit serein. Même si je savais l’horreur de mes actes, jamais la culpabilité ne me rongea au cours de cette période car à la différence de ceux qui avaient défilé entre mes jambes, acceptant le risque d‘une relation sexuelle sans protection, je n’avais pas eu le choix du préservatif ou non au fond de cette arrière cours sordide, un soir de pluie.

            Même si le châtiment que j’infligeais à ces pairs que je haïssais semblait panser mon âme, mon corps se mit à se décharner. J’étais devenu un sac d’os rongé par mes divers excès, une ombre de moi-même. Mes traits étaient tirés, mes côtes saillantes, ma joie de vivre envolée. Mon entourage ne comprenait pas ce qui m’arrivait. Très rapidement, j’ai coupé tous les liens familiaux. Pour ne pas les faire souffrir ? Pour ne pas avoir à me justifier ? En pleine dépression, j’ai arrêté également de travailler. Longue maladie dit-on. C’est sûr, pour être longue, elle le serait en me menant à l’éternelle ! Mes amis tentèrent de comprendre ce soudain mutisme. Je fis tout pour les perdre, mais seul Onatien m’était vraiment utile. Ma crainte pendant toute cette période fut de perdre son amitié, qu’il se lasse de mes angoisses et de mes délires obsessionnels. J’étais isolé et, au plus profond de moi, convaincu que lui seul pouvait me comprendre car me connaissant mieux que quiconque. Personnalités différentes mais si proches, avec le temps, j’avais fini par en faire un petit bout de moi, bien plus que Fanchon, ma propre sœur jumelle. Je ne me trompais pas puisque Onatien comprit cette inquiétude qui me rongeait. Il savait l’importance des mots et de son soutien, aussi conta-t-il la force de l’amitié profonde et sincère à travers une nouvelle, « En ton fort intérieur… », qu’il me dédia afin que je prenne conscience de l’indéfectible lien nous unissant.


            Même si ces pansements m’aidèrent à aller mieux un temps, rapidement, tel mon poisson rouge, je finis par devenir fou à force de tourner en rond dans mon aquarium. Mes jours et mes nuits se ressemblaient, toujours identiques. Solitude et perversion. Déprime et excès. J’évoluais dans un monde surfait, dégoulinant de superficialité, d’hypocrisie et toute cette mascarade me lassait. Ras le bol de me voiler la face pour me cacher le misérabilisme de ma vie. A même pas trente ans, qu’avais-je fait ? Qu’avais-je construit ? Rien. Tout n’était que du vent, de magnifiques châteaux érigés en Espagne. J’avais moi-même perverti mon corps et mon âme, me menant à ma propre perte. Les anges déchus de mes nuits agitées m‘étaient devenus insupportables tout comme mes actes assassins. Ce grand manège devait cesser. Il fallait que j’en finisse avec tout ça.

           
            En pensant briser mes chaînes suite à l‘agression, j’avais au contraire soumis ma vie à diverses addictions et menais aujourd’hui un ersatz de vie fait de débauches si éloignées de ce que j’étais réellement. Perdu, il fallait prendre un nouveau départ. Ma décision fut prise. Je vendis mon appartement assez rapidement ainsi que quelques meubles devenus superflus, fis flamber des biens me rattachant trop lourdement à mon passé, emballai le restant. Il me restait avant tout à régler une dernière affaire très importante. Une semaine plus tard, ce fut chose faite. Et par une belle nuit de mai, je pris mon envol vers d’autres cieux avec au fond de la poche quelques précieux feuillets signés Onatien.

















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