(H)ardeur



(H)ardeur

            



            C’était donc ça le plateau de « Addiction ». Voilà des mois que j’avais envoyé mon courrier pour intégrer le casting de la nouvelle saison de cette télé réalité qui avait envahi nos écrans de télévision l’année dernière. Plus trash, plus voyeur, plus brut que jamais, le show faisait le plein de téléspectateurs chaque semaine, prêts à savourer ces images sulfureuses des candidats triés sur le volet. Le but de l’émission était très basique. Enfermés pendant trois mois dans un loft aux couleurs acidulées, les candidats entraient en cure de désintox pour lutter contre leurs dépendances. La variété de ces dernières permettait d‘offrir aux télé-mateurs une large palette d‘addictions plus télégéniques les unes que les autres.

            Alcool, drogue, sexe, nourriture, tout était bon à prendre pour le producteur du moment que l‘audimat était là. Et sur le petit écran, défilaient les images de la lente descente aux enfers des participants se roulant par terre, en transe et en manque que les téléspectateurs éliminaient chaque semaine. L’une des plus terribles épreuves était en effet l’arrêt brutal et sans sevrage de leur addiction. La violence de la privation les défigurait et les rendait presque méconnaissable. « Pleurer, crier, péter les plombs, mais bien face caméra »,  tel était le credo de l’émission que tout le monde critiquait mais savourait à regarder incognito au fond de son canapé.

            Participer à l’émission n’était nullement pour moi le moyen de venir à bout de la cocaïne qui vampirisait mon corps depuis plus de quinze ans. Nous nous connaissions bien à présent. Je l’entendais m’appeler, me saisissant aux tripes et ne me lâchant plus jusqu’à ce qu’elle me prenne par les veines ou les narines. Je connaissais la montée, haut dans les délires, et la trop rapide et brutale redescende après le shoot. Non, je ne désirais nullement me passer de mon illicite vitamine C. Ma stratégie était plutôt de profiter de l’occasion offerte par l’émission pour aller suffisamment loin dans le jeu et espérer ainsi pénétrer le sacro-saint lieu du « starlette » système parisien. Je voulais mon quart d’heure de gloire. Quoi de mieux que de voir sa tronche et son nom s’étaler en Une des magazines ? Cette célébrité, même éphémère, qui vous ouvre les portes de toutes ces soirées et de l’argent facilement gagné ? J’aurais tout donné pour une couverture de Voici ou de Closer et quitter ainsi le gris de cette citée H.L.M. que j’overdosais à l’infini. C’est pour cela qu’il fallait que je fasse sensation à ce casting pour écrire mon nom au firmament des stars de la télé réalité.

            Je n’imaginais absolument pas le nouveau plateau de l’émission comme cela. Le budget ayant explosé grâce aux mirobolantes retombées publicitaires de la précédente saison, les chefs décorateurs s’étaient déchaînés en créant un flamboyant décor sur deux niveaux.  Le premier, au plus proche du public, comportait deux fauteuils noirs démesurément grands et baroques se faisant face, utilisés lors des primes par l’animateur et le malheureux candidat éliminé. Un escalier central menait au deuxième niveau où trônaient, de part et d‘autre de l’immense écran central, les places des participants éliminés au fur et à mesure du jeu. L’ensemble était encadré d’une profusion d’écrans de tailles diverses diffusant des vidéos incandescentes de flammes et lave en fusion ainsi qu’une alternance de lettres dont je ne mémorisais que quelques voyelles, A, O et I, et une consonne, le T. La structure regorgeait également de multiples projecteurs nimbant la salle de vives lumières colorées, propices à la création de diverses ambiances. L’air était chaud et étouffant à cause de la puissance des watts dégagés par les éclairages. Aussi de puissants ventilateurs tentaient de nous rafraîchir.

            C’est donc en avant première que je découvris le décor avec les derniers demis finalistes. La production avait probablement choisi de nous plonger directement dans l’arène du prime time pour affiner son choix en fonction de notre façon de réagir face à la pression des caméras, non sans qu’elle n’ait pris l’assurance de nous faire signer une clause de confidentialité et nous avoir dûment fait fouiller par la sécurité afin d’éviter les fuites en tous genres sur le net. L’absence de l’animateur vedette de l’émission, nouveau dieu vivant de l’univers télévisuel, fut justifiée par une maladie au nom tropical qui le clouait chez lui. La pression monta d’un cran lorsque l’on nous expliqua que nous n’étions plus que trente pour quinze places.

            Ma prestation devait être convaincante et pour cela, mon entretien avec le psy de l’émission, le docteur Egna, était décisif. Il fallait que je mette du cœur à l’ouvrage et toute mon ardeur pour vendre mon histoire. Aussi, lorsque vint mon tour, je m’installai dans cet immense fauteuil noir avec une certaine appréhension en dépit de mon rail de coke sniffé peu de temps avant, me répétant  en boucle « Ne fixe pas les caméras, mais charme-les ».  Il fallait être fin stratège pour donner à voir ce que les téléspectateurs pourraient trouver d’intéressant chez moi. Ils voulaient que je fasse pleurer la ménagère de moins de cinquante ans ? Ils allaient être servis !

            « Enguerrand, pourquoi devrions-nous te prendre dans notre programme ? » Je notais la différence de formulation avec les fois précédentes où les casteurs me demandaient pourquoi je désirais intégrer l’émission. Je sortis le joli laïus que j’avais préparé, expliquant les dégâts causés par la drogue dans ma vie. Au chômage, je vivotais grâce aux petits boulots que je dégotais à droite à gauche, mais surtout aux deals et au peu de thune que ma meuf rapportait. Zoom de la caméra. Je me mis à disserter sur mon envie de servir auprès des jeunes d’anti-exemple à suivre afin de leur montrer les ravages de la came et témoigner de mon parcours voué à la recherche de sensations toujours plus intenses, que ce soit du premier pétard à la cocaïne, en passant par l’ectasy. Gros plan de mon visage sur les écrans. Je voulais m’en sortir (tu parles !) et seule l’émission m’offrait pour l’heure une solution adéquate.

            « En quoi cette émission te permettra de le libérer de ton addiction ? »
J’avais bien tenté la métadone et les cures de désintox classiques. Mais j’usais et abusais de stratagèmes pour vouer à l’échec ma propre thérapie. Certes la drogue était une prison aliénante mais elle était également une cage rassurante dont je connaissais aujourd’hui les moindres recoins. En ouvrir la porte pour m’en évader, c’était finalement prendre le risque de faire un grand saut dans l’inconnu du sevrage et perdre ses certitudes sur ce qui m’entourait. Finalement, les barreaux de ma propre prison me convenaient parfaitement et en entrouvrir la porte m’avait suffi jusqu’à présent. Aujourd’hui, je voulais prendre le risque de l’envol même s’il fallait livrer en pâture mes larmes et mes cris pour tenter de m’en sortir. Une fois enfermé dans ce loft, avec plusieurs millions d’yeux braqués sur moi, je ne pourrais plus me dérober et serais obligé de me confronter à ce défi. Je m’écoutais parler à ce psy, qui aimait probablement les paillettes tout autant que moi, et finissais presque par être ému par mon propre discours dégoulinant de bonnes intentions aspartamées. Plan serré sur mes yeux. Ma place en finale s’approchait.

            « Pourquoi cette recherche constante de sensations toujours plus fortes ? » Silence. Fallait-il vraiment aborder ce chapitre-là ? Une volonté de se détacher d’un monde bien peu satisfaisant pour rechercher un paradis certes artificiel mais bien plus plaisant qu’ici bas. « Fuir, mais fuir quoi ou qui ? » Nœud dans la gorge. Il insistait le bougre. Travelling du caméraman. Un passé qui ne cessait de demeurer présent et dans lequel je m‘engluais. Je sentais l’émotion gagner du terrain, me remémorant ces douloureux souvenirs. Ne pas craquer. P, R, G. Je fixais mon attention sur les lettres défilant sur les écrans géants, dans le dos de mon interviewer. Je n’étais pas encore prêt à leur offrir mes larmes sur un plateau. T, R, U. L’émotion se figea, le sanglot coincé dans l’œsophage. Recul de la caméra. Ils me filaient entre les doigts. Je me ressaisis pour susciter à nouveau leur intérêt.
 
            Il fallait commencer à dévoiler son jeu et mettre les cartes sur la table. Et pour la première fois, je déroulais la pelote de mon histoire. A, I, O. Les lettres dansaient devant moi sans plus distraire mon attention. Je me mis à conter cette sordide histoire. Ce père trop présent, y compris dans mon lit et ce Père que j’avais accusé à tort pour rendre cette réalité plus supportable. Le procès. Cet innocent qui se défendait sans grande conviction. Les témoins qui confirmaient mes dires et achever de me persuader de mon propre mensonge. Désormais lié sous le sceau du secret à mon propre bourreau dont j’avais sauvé la peau, je subis à nouveau ses assauts sous le regard aveugle de ma mère et de ma fratrie. J’étais l’agneau de Dieu, offert en sacrifice. Les premiers joints tentèrent de m’anesthésier le cerveau, les drogues dures, elles, de me faire oublier ma lâcheté, laissant mes frères et sœurs aux prises de ce prédateur que je fuyais en quittant la maison familiale. Le poids de mon mensonge et de ma faiblesse était trop lourd à porter et seules les substances illicites parvenaient à me le faire oublier l’espace de quelques instants. Mais il fallait toujours recommencer pour fuir ce passé galopant. Prolonger cet état planant où plus rien n’importait. Je n’eus jamais plus le courage de me retourner sur ces sombres souvenirs ni même la force de revenir dans la tanière du fauve. Mon innocence s’était fanée, il fallait que j’apprenne à devenir un homme.

             « As-tu réussi ? » Que voulait-il ? Que je baisse mon pantalon pour lui prouver ma virilité ? Que je lui prouve que même brisé, j’avais su me reconstruire et devenir un homme, un vrai ? Alors oui, j’y étais arrivé. Il fallait que je reprenne ma vie en main, que ce cauchemar cesse enfin en laissant derrière moi cette image que je cherchais à fuir. Pendant toutes ces années où j’ai galéré dans la rue, je me suis battu contre le froid, la faim et les autres. Même si aujourd’hui je vivais dans une H.L.M. et non pas dans un trois pièces à Neuilly, je savais que je ne devais rien à personne, sauf à moi même. Je n’avais probablement pas mené la vie idéale mais le jeu que l’on m’avait donné à la naissance avait été savamment truqué par la suite. Alors, oui je pouvais lui dire que j’étais devenu un homme aujourd’hui, que je ne regrettais rien de mes choix et de la vie que je menais avec ma compagne.

            « Es-tu capable de gérer la séparation avec elle pendant trois mois ? » Qu’attendait-il encore ? Que je sois suffisamment stupide pour répondre « non » ? Comme les autres candidats croisés sur les castings, j’étais prêt à tout pour intégrer le jeu, même à vendre mon intimité. Céleste trouvait mon choix terriblement dégradant de vouloir s’exhiber pour se livrer au plaisir du téléspectateur. Elle ne cessait de me dire que, bien plus que dans la drogue, je niais ainsi ma propre dignité humaine en m‘abaissant à n‘être qu‘un moyen de satisfaction. Je ne valais pas mieux à ses yeux que les stars du x et devenais à ses yeux un hardeur, me complaisant à exhiber avec obscénité ma vie privée. Elle ne voulait pas que je cède au chant de ces producteurs-pornographes. Mais que pouvais-je faire de mieux pour mener la vie rêvée vendue dans les magazines ?

            Le discours de Céleste me faisait sourire car je me rendais bien compte que de nous deux, c’était peut être elle la plus pornographique. Nous nous aimions, mais probablement elle bien plus encore, acceptant de moi tout et n’importe quoi. Ce fut d’abord un jeu malsain qui nous unit, de dominant et dominée où, pour la première fois, j’inversais les rôles et prenais le pouvoir sur l’autre que je me plaisais à manipuler. Sous le doux manteau de l’amour, je l’endormais pour tout obtenir d’elle et cherchais les limites qui la feraient fuir. Mais elle s’accrochait toujours plus à notre histoire en dépit de tout ce mal que je lui faisais. Mon excitation à la repousser toujours plus loin dans ses retranchements, à céder à tous mes désirs animait ma vie tout autant que l’amour que je lui portais. Comment était-ce possible qu’un être aussi bon puisse aimer quelqu’un d’aussi vil que moi ? Ne comprenait-elle pas que toutes ses bonnes intentions ne faisaient qu’accentuer mon intransigeance à son égard ?

            Aujourd’hui, je me rendais bien compte que mon addiction nous traînait dans la boue et que mon amour pour elle n’était pas à la mesure de son abnégation. Alors si le programme m’éloignait de Céleste, c’était peut être la meilleure chose qui pourrait lui arriver car je regrettais ce que je lui faisais subir malgré moi. Je savais que notre histoire compliquée pourrait être un autre argument de poids à ma sélection. Je ne me trompais pas. De la rupture dans l’air, voilà ce qui pourrait être aussi sacrément vendeur sur le plateau du prime. Mise au point de la caméra sur mes mains nerveuses. C’était bien la première fois que je livrais ce douloureux secret enfoui tout au fond de ma mémoire et que je me surprenais à parler de l‘amour mortifère que j‘avais pour Céleste. J’expiais au grand bonheur de ce psy cathodique. Quel audimat ils allaient faire avec mon histoire ! Je serais probablement incontrôlable, excessif. Mes frasques feront vendre leur émission tandis que les téléspectateurs achèveront leur forfait sms pour me voir rester une semaine de plus me débattre avec mon addiction. Il exultait.

             



            Mais soudain ma vision se troubla. L’image de mon interlocuteur ne formait plus qu’une tache blanche aux contours flous. Peut-être était-ce la chaleur des projecteurs ? Je me penchais pour saisir le verre d’eau posé à mes pieds et une migraine fulgurante me coupa dans mon élan. Je grimaçais. La douleur se fit plus vive encore et semblait irradier dans tout mon corps pour finalement me transpercer le dos. C’était bien la première fois que j’éprouvais cette sensation. Étais-je encore sous l’effet de la dose prise peu de temps avant ? Il fallait feindre, ne pas laisser paraître ce trouble qui m’envahissait et aurait pu me coûter ma place en finale. Me concentrer. Il fallait que je me concentre sur quelque chose pour oublier la douleur qui me terrassait. P, R, G, T, R. Je me répétais cette série de lettres qui défilaient aléatoirement devant mes yeux depuis le début du casting. U, A, O, I, E. La voix du Docteur Egna me semblait loin, très loin.

            Purgatoire. C’était ça le mot que formaient les lettres défilant sur les écrans du plateau. Purgatoire. Comment ne pas y avoir penser avant ? Moi, qui avait grandi dans une famille se revendiquant fervente catholique. Et là, dans un flash-back étourdissant, mes jeunes années passées au catéchisme avec ce Père que j’avais trahi me revinrent en vagues. Le purgatoire était, pour ceux qui ne s’en était pas préoccupé lors de leur vie terrestre, un lieu de purification de l’âme par le feu et l’état de non vision de Dieu avant d’entrer au Ciel. Mais pourquoi ce mot en lieu et place du nom de l‘émission ? Je relevais la tête vers le fauteuil me faisant face mais le psy de l’émission avait disparu. Et là, sur l’écran central, je me vis dans une rue sordide, garrot au bras gauche, intérieur du coude violacé, une seringue à la main, raide mort. Je ne comprenais pas et cherchais autour de moi une explication. Mais le plateau était désormais entièrement vide. Plus de technicien, de caméraman. Rien. Juste moi face à cette image. La douleur qui m’avait envahi disparut et je me sentais étrangement bien. Serein. Que m’arrivait-il ? L’image fixe projetée semblait faire écho en moi, comme un lointain souvenir, une sensation troublante de déjà vue. A quoi rimait toute cette mascarade ? Ils voulaient donc tester ma santé mentale ? Ridicule. Ce n’était finalement qu’un jeu de télé réalité, rien d’autre. Alors pourquoi bon harceler les candidats comme cela ?

            Étrangement calme en pareille situation, j’allais me décider à partir lorsque je réalisais que je flottais au centre du plateau, nu. Les images diffusées sur les écrans avaient changé. En lieu et place des flammes et laves en fusion, le décor retransmettait des images d’un ciel dans tous ses états et de moi, sur ce plateau, auréole sur la tête et paire d’ailes plantées dans le dos. A présent, tout s’expliquait : le jeu des lettres, la chaleur et les flammes, mes douleurs fulgurantes, l’anagramme du nom de mon interlocuteur et l’absence du divin animateur. Lentement, l’écran central s’ouvrit dans un halo de fumée. Cet ange au visage d’un psychiatre célèbre me rassura d’un sourire et m’invita à le suivre. Mes pêchés expiés, j’avançais, flottant dans les airs, avant d’être aspiré vers une fin plus céleste dans un tourbillon de lumière blanche et vive.


















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