Un soluble

Un soluble



            Il est des jours où tout commence de travers. Les évènements s’enchaînent dans une spirale infernale dont vous essayez vainement n’avez de vous défaire. C’est un petit peu comme cela que cette journée a commencé. Profondément endormi, roulé en boule dans la couette, je n’entendis pas le réveil qui, comme tous les matins de la semaine, sonna à 6h30. C’est donc au pas de course que je me précipitais dans la salle de bain afin de prendre une douche vivifiante, incontournable pour débuter une longue journée de travail, non sans lâcher un tonitruant « putain » en heurtant un de mes orteils contre le pèse-personne posé à même le sol. Le reflet de la glace couplé à la lumière du néon ne m’épargnait pas aujourd’hui entre le teint grisâtre et le poids des valises que je portais sous les yeux. A cinquante ans, la fatigue ne pardonne plus et a tendance à vous donner un air de cocker triste.

            Le petit-déjeuner vite ingurgité, je dus changer de chemise, maculant celle que je portais avec le jus d’orange avalé de travers, manquant de m’étrangler. Une fois enfin prêt, je pris ma sacoche et mes clés que j’avais déposées dans le vide poche la veille au soir, non sans jeter un regard sur la lettre que mon employeur m’avait adressé et que je n’avais pas encore pris soin d’ouvrir. Suffisamment en retard déjà, je délaissais l’ascenseur et optais pour la cage d’escaliers dont je descendis quatre à quatre les marches me menant au garage. Le contact mis, le voyant du réservoir d’essence agressa d’un orange vif mes pupilles. Le passage à la station service m’obligea à faire un détour, retardant encore de dix bonnes minutes mon arrivée chez Métal’Inc.

            Mon badge magnétique à la main, toutes mes contorsions demeurèrent vaines pour lever la barrière donnant accès au parking des employés. Il ne manquait plus que ça ! Je sortis de ma voiture profondément énervé par cette loi des séries qui semblait me coller aux doigts tout comme ce reste de confiture à la fraise de mes tartines matinales. La gymnastique reprit de manière plus dynamique. Flexion de la jambe gauche et agitation du bras tenant le précieux sésame devant me permettre d’entrer. Puis petits pas chassés sur la droite. Tentative d’extension des bras pour relever la barrière. Répétition de la série dix fois. Mais c’était peine perdue. La vision des véhicules de mes collègues gentiment stationnés à leur emplacement, à l’ombre des saules pleureurs, me faisait fulminer encore plus. Je remontais à bord de ma voiture et enclenchais rageusement la marche arrière, faisant crisser la gomme de mes pneus avant de m’engager à nouveau sur la route que je venais de quitter à la recherche d’une place. A cran, je me garais enfin, jetant furieusement quelques pièces de monnaie dans le parcmètre et rejoignis mon poste à grandes enjambées.



            Suant et dégoulinant, j’entrais enfin dans mon bureau. Quelle ne fut pas ma surprise de le découvrir entièrement vide ! Tout avait disparu : le mobilier, l’ordinateur et mes affaires personnelles. Plus rien ne restait à part quelques moutons de poussière et la marque des tableaux sur les murs. Je lâchais d’étonnement ma sacoche dont l’impact au sol résonna dans la pièce dans un bruit sourd. Je me précipitais vers les armoires que j’ouvris frénétiquement mais elles se révélèrent tout aussi vides que le reste de la pièce. Que s’était-il donc passé ? Nous avions dû être cambriolé. C’était la seule explication plausible, ce qui n’allait pas arranger les affaires de la boîte déjà touchée de plein fouet par la crise économique mondiale. Je sortis en courant de mon bureau pour prévenir mes collègues et savoir si les leurs avaient été vandalisés également.

_ Vous ne devinerez jamais ce qui vient de m’arriver, leur dis-je en arrivant à la machine à café où certains étaient rassemblés. Leurs visages surpris se tournèrent vers moi avant d’échanger des regards interrogateurs. Il était bien impossible d’expliquer ce qui venait de se passer mais en l’espace d’une fraction de seconde je compris que quelque chose d’inhabituelle était en train de se passer et repris la parole :
_ Pourquoi est-ce que vous faites cette tête-là ? Vous aussi on vous a vidé votre bureau ? C’est incompréhensible.
_ Mais qui êtes-vous monsieur ?, me questionna un de mes collaborateurs.
_ Alain, arrête de déconner, répondis-je sèchement, passablement éprouvé par ce début de matinée haut en couleurs.
_ Je ne sais pas comment vous connaissez mon nom, reprit Alain, mais vous n’avez rien à faire ici monsieur. Il faut partir.
_ A quoi est-ce que tu joues ? C’est une blague, c’est ça ? Pourtant, on n’est pas le 1er avril, lui rétorquais-je agacé.
_ Non, monsieur, mais nous ne vous connaissons pas et l’accès de l’entreprise n’ est réservée qu’au personnel, renchérirent mes autres collègues qui avaient cessé de boire leur expresso et me dévisageaient scrupuleusement du regard.

            Excédé par leurs enfantillages et mes péripéties, je préférais les quitter, non sans leur cracher mes quatre vérités sur cette blague stupide qu’ils me jouaient depuis mon arrivée car le coup de la barrière, c’était eux aussi, j’en étais sûr. J’avais du boulot et pas que ça à faire. Aussi étaient-ils priés de remettre rapidement mon bureau en état auquel cas j’en réfèrerai à la hiérarchie. Vociférant mes menaces, je sentis mes mains trembler de colère et décidais de me replier aux toilettes pour me rafraîchir. Plié en deux au dessus du lavabo, les yeux fermés, je laissais couler l’eau froide entre mes doigts avant de me rafraîchir le visage et la nuque, tentant de ramener au calme la tempête intérieure qui faisait rage. Je demeurais ainsi dans cette posture cinq bonnes minutes, hypnotisé par l’apaisant glouglou de l’eau s’écoulant dans le siphon.

            Lorsque je me décidais enfin de me redresser, je faillis tomber à la renverse et ne pus retenir un cri d’effroi en apercevant mon reflet dans le miroir. Mon visage était celui d’un vieillard, aux rides profondes et traits relâchés. Mes cheveux poivre et sel avaient viré au blanc immaculé et deux énormes sourcils broussailleux mangeaient mon regard. Un cri rauque, profond jaillit à nouveau du fond de ma gorge tandis que mes mains tâtaient en tout sens ce visage inconnu que la glace me renvoyait. Mais mes doigts ne pouvaient que confirmer la dure réalité qui s’imposait à moi, ces traits-là étaient bien les miens. Tel un fou, je sortis en courant des sanitaires, hurlant à la mort mon incompréhension ce qui n’effraya que plus les employés déjà bien perplexes face à ce vieillard qui leur avait adressé la parole comme s‘il les connaissait de longue date. Comment pouvaient-ils me reconnaître lorsque moi-même je ne savais plus qui j’étais ? Je ne pouvais pas rester ici. Il fallait que je rentre, que je consulte un médecin. Peut-être étais-je atteint de progéria, cette maladie qui entraîne un vieillissement prématuré de l‘organisme ?

            Je récupérai ma sacoche que j’avais laissée tomber dans mon bureau, toujours aussi vide que précédemment, et quittais Métal’Inc, direction la maison. Tout au long du trajet, l’habitacle resta inhabituellement silencieux, la radio en mode pause, tandis que le brouhaha de mes pensées résonnait en moi. Je guettais l’évolution de ma rapide métamorphose dans le rétroviseur au rythme de la naissance de mes rides au coin des yeux et du vieillissement de mes mains posées sur le volant. Une fois arrivé à destination, c’est finalement avec beaucoup de difficultés que je réussis à m’extraire de ma voiture. Mes articulations s’étaient faites plus raides et une douleur lancinante de la hanche était apparue soudainement me forçant à claudiquer pour me rendre jusqu’à l’ascenseur de ma résidence. Une fois à l’intérieur, j’appuyais sur le bouton 3 et me figeais face à la glace, cherchant à retrouver sous ce masque celui que j’étais. Que m’arrivait-il ? Comment était-ce possible ? Les questions m’assaillaient mais demeuraient sans aucune réponse valable.

            A l‘arrêt de l‘ascenseur, j’allais sortir lorsque je me rendis compte que je m’étais arrêté au deuxième. Je pressais à nouveau le bouton 3 et les portes se refermèrent pour s’ouvrir quelques secondes plus tard au quatrième étage. « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » J’étais pourtant bien sûr de ne pas m’être trompé cette fois-ci. Agacé, je renouvelais l’expérience qui se révéla identique aux deux autres, me retrouvant une nouvelle fois au deuxième étage. « Ok, c’est pas ma journée aujourd’hui, j’ai compris. » J’optais pour une solution devenue plus douloureuse depuis quelques minutes, à savoir l’utilisation des escaliers. La jambe droite raide, ramenée à côté de sa sœur jumelle à chaque marche, je gravissais lentement, aidé par la rampe, l’étage qui me manquait pour arriver chez moi. Lorsque enfin je crus toucher au but, essoufflé par cette lente ascension, c’est le chiffre 4 que je lus sur la porte. Ce n’étais pas possible, je venais de quitter le deuxième et n’avais gravi qu’un seul étage. Je ne pouvais pas être déjà arrivé au quatrième. Mon cœur sembla se serrer davantage encore tandis que mes boyaux se tordaient un peu plus. Le chemin fait en sens inverse ne fit que confirmer ma certitude : mon étage, le troisième, s’était comme volatilisé. Il n’existait plus.

            Je m’assis avec beaucoup difficultés sur la dernière marche, épuisé physiquement et psychologiquement. Était-ce possible que je me sois trompé d’adresse ? Non, j’avais trouvé sans difficulté le garage fermé où j’avais garé ma voiture. Je reconnaissais parfaitement l’ascenseur, les escaliers de la résidence. Et quand bien même, rien n’explique le fait que le troisième étage ait disparu. Mais que m’arrivait-il ? Pourquoi ne me reconnaissais-je pas ? C’était peut être un cauchemar et j’allais me réveiller d’un instant à l’autre dans le studio que je louais, suant l’angoisse dans les draps propres de mon lit. Et en arrivant au travail, je raconterais alors ce rêve absurde à mes collègues autour de la machine à café qui se moqueront se moi et dont je chercherai l’explication sur internet. Je me pinçais, me giflais, espérant que la douleur me sortirait de cette impasse où je me trouvais. Mais rien n’y faisait. Mon corps continuait à se délabrer et je demeurais assis sur cette foutue marche dans le noir.

            Soudain, perdu dans l’obscurité de mes interrogations et de la cage d’escaliers, une idée me vint. Il fallait que j’aille au rez-de-chaussée pour trouver des preuves de ma bonne santé mentale. En poussant la porte palière, je sus immédiatement que je n’étais pas fou. Tout était identique à ce que je connaissais, ce grand miroir sur le mur de gauche et dans lequel se reflètent les boîtes aux lettres, la couleur gris clair du mur et le marbre au sol. J’eus un sourire de satisfaction qui s’envola rapidement lorsque, m’avançant en boitillant, le corps transpercé par ces douleurs articulaires incessantes, je constatais que mon nom ne figurait sur aucune boîte. Pas de Bernard Aspés, ni de troisième étage. Ma vie s’était comme dissoute entre mon départ ce matin pour Métal’Inc et mon arrivée au travail. Je n’étais plus et tel un mort-vivant j’errais ici-bas, dans ce hall d’entrée désertique à en pleurer.

            Les armes aux yeux et la main droite crispée sur le cœur, je me retournais pour examiner mon reflet dans la glace et vis alors un petit vieux au dos voûté, les traits ravinés par le temps et dont les cheveux n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Ma métamorphose semblait s’accélérer, la déchéance physique s’accompagnant de maux de plus en plus douloureux. La fatigue me gagnait au fil de ces gestes que je faisais quotidiennement avant et mon dos me faisait souffrir. Seuls mes yeux attestèrent de ma présence dans ce corps étranger. Je reconnus leur couleur si particulière, entre le vert et le marron mais ils semblaient s’éteindre au fur et à mesure de ma transformation. Bientôt, peut-être gagné par la maladie d’Alzheimer, je n’aurai plus conscience de ce qui est en train de se passer et ma dernière étincelle de conscience s’éteindra irrémédiablement. Et qui sait ce qui m’arrivera alors.

            Avant qu’il ne soit trop tard, je voulais une dernière fois parler à mon ex-femme pour lui dire combien je l’aimais même si elle m‘avait quitté, et à mon jeune fils afin de lui expliquer que je ne le quittais pas volontairement mais qu’une force supérieure semblait m‘effacer. Je saisis mon portable pour composer leurs numéros. « Le numéro que vous demandez n’est plus en service actuellement. Nous regrettons de ne pouvoir donner suite à votre appel. Le numéro que vous demandez n’est plus en service actuellement. Nous regrettons de ne pouvoir donner suite à votre appel. » J’étais désormais seul. Non seulement mon histoire était en train de se décomposer, mais j’entraînais avec moi ma famille dans cette chute inéluctable. Que leur était-il arrivé ? Pourquoi leur numéro n’étaient-ils plus attribués ? Défiaient-ils comme moi les règles de l’espace-temps ? Étions-nous les seuls concernés ? Il me fallait savoir et quitter ce lieu que je hantais.

            Je fis quelques pas en grimaçant en direction de la porte d’entrée de l’immeuble et sortis sur le trottoir. Un vent léger vint caresser ma joue flétrie tandis que je scrutais avec attention le quartier où je vivais. Les vitrines des commerces se succédaient toujours en enfilade, rythmées par l’ombre des platanes plantés le long du trottoir. Rien n’avait changé dans ce coin de ville si populaire, animé par le ballet incessant des véhicules sur le boulevard et les piétons. Je guettais chaque passant, cherchant derrière cette femme faisant ses courses, cet homme en costume sombre ou cet enfant qui donne la main à sa maman, un visage connu dans ce défilé constant. Je m’aventurais avec vigilance sur ce trottoir glissant que j’avais emprunté tant de fois d’un pas lest, pour mieux scruter les personnes. Mon sang se glaça lorsque je reconnus Jean, un ami proche, à la terrasse de La Ribotte, fumant ses éternelles Philipp Morris bleues accompagné d’un café serré. Il était tel que je l’avais laissé la semaine dernière, le teint rougeaud et le crâne dégarni. Son ventre imposant qui débordait de partout me remplit d’aise. Oubliant l’espace d’un instant mes douleurs, j’accélérais le pas pour le rejoindre.

_ Jean ! Jean ! C’est moi, hurlais-je d’une voix nonagénaire. Froncement de sourcils de l’intéressé et mou interrogative. Je repris : Jean, c’est moi, Bernard. Bernard Aspés. Nous avons bossé dix ans ensemble et tu es le parrain de mon fils. Jean, regarde-moi. Regarde mes yeux. C’est moi. C’est Bernard.
Il plongea ses yeux dans les miens. Je crus l’espace d’un instant qu’il avait compris mais je me trompais. Jean, mon ami, mon frère, m’expliqua que le dit Bernard Aspés, submergé par d’importants problèmes personnels depuis son divorce, avait brutalement disparu. Quant à Marie, son ex-femme, et Marc, son fils, Jean n’avait plus de nouvelle depuis la séparation du couple. Il avait énormément de mal à croire que ce vieillard pouvait être le Bernard qu’il avait côtoyé. Je vis de la pitié dans son regard avant qu’il ne me propose de me déposer quelque part. Comment lui expliquait que pour moi quelque part c’était nul part ? Lui laissant sous entendre un prétendu lien de parenté avec celui que j’étais encore ce matin, je lui demandais de me déposer à l’hôpital le plus proche, avec dans l’idée que des médecins pourraient peut être m’aider.

            Dans ce véhicule utilitaire me menant peut être vers l’asile, je demeurais silencieux, assis aux côtés de cet ami qui ne me reconnaissait pas, anéanti par le drame qui devait se jouer également pour Marie et Marc. Jean tenta bien d‘engager la conversation, mais à quoi bon ? Il ne pouvait rien m’apprendre de plus sur ce qui m’arrivait et il ne m’avait pas cru lorsque je lui avais livré ma véritable identité. Mais comment lui en vouloir ? Alors, quitte à vivre désormais dans un monde absurde, autant se jouer des cartes que l’on venait de me distribuer. Le temps du trajet, je m’inventais une nouvelle histoire largement inspirée de la vie rocambolesque de mon grand-père. Jean gobait tout, attristé par ce petit papy à la mémoire défaillante. Lorsqu’il me déposa devant le parvis de l’hôpital, j’agitais ma main en signe d’adieu à cette partie de moi qui venait de mourir sur le fauteuil passager de la voiture.

            A nouveau seul, j’étais debout, face à l’entrée du service des Urgences de l’hôpital et regardais les portes vitrées coulissantes s’ouvrir et se fermer au rythme des allers-venues des patients qu’elles avalaient ou vomissaient. Et moi, que m’attendait-il de l’autre côté ? Personne n’accepterait de croire à mon histoire car nul ne peut vieillir aussi rapidement. Alors comment leur expliquer que ma vie était en train de s’effacer ? Je devinais déjà le regard des médecins en train de m’ausculter avant de me placer dans une unité psychiatrique. Étais-je véritablement devenu fou, toute cette journée n’étant que le fruit d’un esprit malade ? Comment prouver mon identité ? C’est à cet instant que je réalisais que je portais sur mon épaule ma sacoche renfermant tous mes papiers. Voilà de quoi aiguiller mon questionnement. De mes doigts désormais tordus par l‘arthrite, j’ouvris doucement la fermeture éclair de la besace et y glissais la main. Mais je n’en ressortis qu’une poignée de sable. 

            Cela était impossible. Non, je me voyais très bien mettre à l’intérieur mes clés de la maison en partant, sortir la carte magnétique du parking de Métal’Inc qui était rangée dans mon porte-feuille. Comment expliquait ce phénomène ? Je fis glisser la sangle de la sacoche le long de mon bras et renversai le contenu à même le sol. Un petit tas de sable doré se forma à mes pieds, sur lequel tomba en dernier les clés de ma voiture qui se désagrégèrent sous mes yeux, avant que le vent souffle les vestiges de cette vie passée. Tout ce que je possédais me glisser entre les doigts. Désormais, mon existence résumait mon passé à un lointain souvenir, un vieux film super 8 dont je serai l’exclusif spectateur. Tout ce que j’avais construit au fil des années s’était envolé avec ce vent léger, une amère brise, entre métamorphose d’un corps et dissolution d’une vie. A cet instant précis, je compris qu’il était inutile d’entrer dans cet hôpital. Personne ne pouvait me venir en aide.

            Mes pensées prirent la fuite tandis que mes pas douloureux, traînant sur l’asphalte, m’éloignaient loin de ce que j’avais cru, l’espace d’un instant, pouvoir être ma planche de salut. Le regard perdu dans le vague de ce paysage qui me rejetait, j’avançais lentement, silhouette invisible dans la masse des piétons qui me frôlaient sans même me voir. Combien de temps ai-je marché ? Dans quelle direction suis-je parti ? Je ne saurais le dire, coincé entre l’humeur nouvellement taquine de ma mémoire et la concentration de mon attention sur les derniers événements. Le soleil commençait à se cacher derrière les immeubles lorsque un frisson me parcourut, me rappelant la trop légère veste que je portais sur le dos, et me tira de la torpeur où j’avais sombré. Avisant l’entrée d’une banque close, je m’y réfugiais afin de méditer sur le chemin à suivre à présent. Je me laissais choir lentement sur la marche, ramenant difficilement mes jambes vers moi.

            Combien de temps suis-je resté dans cette position ? Impossible à dire. En tout cas, pas suffisamment pour qu’un passant s’approche de moi, inquiet de voir un homme âgé, le crâne désormais entièrement chauve, le regard hagard et assis par terre. En l’espace de quelques heures, j’avais non seulement perdu ma vie entière, mais j’étais également comme devenu invisible aux yeux des autres. Je voyais bien pourtant leur regard fuyant lorsque nos yeux se croisaient, cette maman qui serrait plus fort encore la main de sa petite fille en passant à mes côtés ou bien cet homme qui retirait de l’argent au distributeur sans même se rendre compte de ma présence. Je voulais crier ma rage mais ma voix s’était muée en un marmonnement à peine audible, révélant la poursuite infernale du cycle de ma transformation, tandis que face à moi, la vie des autres continuait identique aux jours précédents.

            La lecture du quotidien du jour que le vent de décembre déposa à mes pieds, me confirma ce sentiment. Le monde tournait toujours aussi rond même s’il pleurait la mort de la chanteuse américaine Dita One, oubliant les faits divers et les effets de la crise qui occupaient la Une jusqu’alors. Pour l’heure, ma seule préoccupation était d’avoir chaud, en attendant de savoir où j’irai demain, et déchirais pour cela méticuleusement chaque page du journal que je glissais sous mes vêtements afin de m’isoler du froid qui me pénétrait de toute part sous ces habits devenus trop grands. Mon stratagème de fortune ne leurra mon corps vieilli qu’un temps tandis que les paupières lourdes se fermaient sur ce monde qui refusait de me voir.

            Au petit matin, le souffle glacial de décembre dispersait quelques pages froissées d’un journal déchiré et un tas de sable échoué sur les marches d’une agence bancaire, effaçant toutes traces des événements de la journée précédente.















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