Crise de Foi
Lorsque la police arriva dans mon église, je compris que rien de bon ne s’annonçait pour moi. L’office de Pâques célébré, j’allais me préparer à rejoindre des paroissiens chez qui j’étais invité à déjeuner. Ces catholiques fervents, parents de six délicieux enfants, avaient beaucoup insisté pour que je me joigne à eux afin de célébrer en leur compagnie cette étape essentielle de l’année liturgique. Mes papilles gustatives se délectaient d’avance des mets préparés pour l’occasion par la maîtresse de maison. Il me semblait déjà, à peine le pas de la porte franchi, humer le délicat fumet du gigot d’agneau cuit lentement au four avec ses pommes de terre sautées et ses flageolets. J’imaginais déjà la maisonnée entière réunie autour d’une table bien mise, fleurie d’un bouquet de fleurs sauvages cueillies dans le jardin de la bâtisse. Je devinais également la nappe amidonnée d’un blanc immaculé, les couverts en argent, posés à la tangente de la porcelaine de Limoges sortie pour l‘occasion et les verres en cristal que l’aîné des enfants s’amusait à faire chanter avec un doigt mouillé de salive, avant que sa mère ne le houspille pour ce manque de tenue, tandis que le père serait en train de fixer d’un regard sévère le cadet qui avait osé mettre les coudes sur la table.
Une énergie communicative animait cette joyeuse troupe à la mode Cyrillus et robe à smocks, hors du temps et à la coiffure impeccable made in maman. Une image tirée à quatre épingles, sans aspérité. J’appréciais me rendre chez cette famille nombreuse qui donnait à voir un esprit de groupe, où chacun avait sa place et un rôle à jouer en participant aux nombreuses tâches ménagères quotidiennes mais également en se mettant au service de l’autre, les plus grands des enfants aidant les plus petits. J’affectionnais ces moments où ces derniers me grimpaient sur les genoux pour me donner leurs baisers comme des papillons qui se posent délicatement sur vous, tandis que je m’amusais à les faire rire par le jeu de mes doigts pour les chatouiller. Je semblais partager enfin une vie de famille qui me faisait défaut de par mon choix de vie.
Mes divagations culinaires et familiales ne durèrent qu’un instant car la vue de ces uniformes bleus marines me ramena brusquement à la réalité. Sans plus de détails, ils m’embarquèrent en direction du commissariat de police. Dans le véhicule qui me menait à mon interrogatoire, je cherchais à comprendre ce qui venait de se dérouler. Que me voulait-on ? Que me reprochait-on ? Aucun des policiers assis à mes côtés ne voulut me répondre. Rien pour me mettre sur la piste. Je notais juste une certaine forme d’agressivité et de mépris à mon égard dans l’intonation de leur voix. Voyant que je n’obtiendrais rien, je me résignais à me murer dans le silence en attendant d’en savoir plus. Une fois arrivé à destination, les policiers me firent entrer dans une pièce exiguë et éclairée à la lumière sordidement blafarde d’un néon de supermarché. Sur les murs anciennement blancs, différents affichages semblaient vouloir cacher les années passées dans la fumée des cigarettes qui avait jauni la peinture d’origine. Affiches de prévention contre les violences conjugales ou les abus sexuels et, ironie de l’histoire, calendrier de jeunes beautés bien peu farouches, étaient punaisés sur les cloisons. Un ordinateur trônait sur le bureau face à moi devant lequel un inspecteur moustachu m’attendait. A ses côtés, un de ses collègues à l’air bien peu commode me demanda de m’asseoir et me lança un « alors, pourquoi es-tu là à ton avis ? » qui me glaça les sangs. Je bafouillais que je ne savais pas, que je voulais que l’on m’explique ce que l’on attendait de moi. Des aveux me répondit-on.
C’est comme cela que toute cette histoire a commencé. Il y eut d’abord la garde à vue et l’interrogatoire pour que je reconnaisse les faits. Pour se faire, ma vie entière fut passée au crible des questions et enquêtes des policiers. Rapidement, un pan entier de ma vie tomba. Un secret de Polichinelle que j’avais tenté de préserver au fil des années. En effet, j’avais vécu pendant près de dix ans, la période la plus heureuse de mon existence, trouvant l’amour à la faveur d’une mission caritative organisée par mon église pour venir en aide aux habitants d‘un petit village du Bénin. Dès le premier regard échangé, nous avions senti cette électricité entre elle et moi. De nombreuses semaines s’étaient écoulées avant qu’une véritable relation se mette en place. En effet, chacun de nous deux refusait d’admettre la possibilité d’une histoire et n’envisageait pas que l’autre puisse ressentir également cette attirance. Mais il fallut nous rendre à l’évidence, une force extérieure semblait nous pousser l’un vers l’autre. Cette clandestinité fut très excitante les premiers temps. Il y avait certes, je l’avoue, l’attrait de l’interdit que nous bravions mais également le frisson de l’indispensable vigilance à l’égard d’éventuels regards indiscrets. Nous voulions préserver cette relation naissante et ne pas créer de trouble chez mes paroissiens en demeurant deux anonymes perdus dans la foule lors de nos rendez-vous secrets à l’extérieur. Notre relation n’était pas seulement celle de deux amants passionnés assouvissant un plaisir charnel tabou. Elle se nourrissait aussi de nos discussions et nos réflexions.
Mais passée l’excitation des débuts, le poids du mensonge se fit plus lourd. A chaque instant, nous étions sur nos gardes et nous commencions à nous demander si des soupçons sur cette histoire hors norme ne fleurissaient pas sur les bancs de mon église. L’angoisse se faisait présente quotidiennement et nous ne faisions que brouiller les pistes, vérifier les moindres détails qui auraient pu nous trahir l’un et l’autre, changer les lieux de nos rencontres. Je tenais bien évidemment énormément à elle, mais également à ma conviction religieuse qui m’avait fait embrasser le métier de prêtre et je tentais de préserver les deux. Le poids de la pression était tel qu’il était de plus en plus difficile avec les années de nous contenter d’une semaine de vacances par an, que nous passions très loin de notre diocèse. Nous tenions cinquante et une semaines pour ces sept jours de permission que nous nous offrions et où nous formions enfin un couple dans notre regard et aux yeux des autres. L’espace de cette semaine, l’ordinaire quotidienneté de la vie des gens devenait pour nous une extraordinaire parenthèse. Se réveiller à ses côtés, faire les courses, se balader, tout était d’un érotisme de chaque instant.
Pendant toutes ces années de bonheur, la luxure fut le péché le plus difficile à supporter, bien plus que la clandestinité de notre amour. Je ne pouvais plus continuer à vivre chaque relation sexuelle comme une faiblesse me poussant à me confesser. Mireille n’avait de cesse de me dire qu’il était complètement idiot que j’aie été conditionné à ce point. Mais la confession était pour moi le seul moyen d’expier ce si doux moment d’égarement passé dans ses draps. Comment une décision datant du douzième siècle, ne visant qu’à éviter la transmission des biens de l’Église dans les familles des prêtres et qui a mis près de quatre siècles avant de s’imposer, pouvait-elle encore exister à notre époque ? En effet, rien n’est écrit sur le célibat des prêtres dans la Bible, la vie des apôtres ou la tradition primitive de l’Église. L’origine est à chercher dans cette sombre préoccupation immobilière qui aujourd’hui empoisonne la vie de vingt pour cent du clergé qui, tout comme moi, a une relation hétérosexuelle stable.
Il serait temps que l’Église cesse de faire l’autruche en refusant de remettre en question le célibat. Je serais si fier qu’elle comprenne enfin que la vie de couple peut être un dopant au travail des prêtres, qu’il est sain de se servir du corps que Dieu nous a fait lorsque l’amour est là, et ce même si l’un des deux est un homme d’église. Je désirerais tant qu’elle ne détourne pas le regard face à l’hémorragie qui touche le clergé mondial dont cent mille prêtres ont quitté les ordres depuis vingt-cinq ans, mais au contraire qu‘elle considère le problème. A ce rythme-là, dans une dizaine d’années, il n’y aura plus de vocation. Que fera alors l’Église ? Continuer à refuser d’aborder la question en profondeur ou considérer enfin ce statu quo comme suicidaire ? Je sais que bon nombre de fervents chrétiens m’objecteront que le mariage des prêtres n’est pas la panacée. Mais le débat mériterait d’être porté en place publique lors d’un prochain synode.
Non, pour l’heure, l’Église choisit l’hypocrisie, le mensonge par omission. Comme pour d’autres prêtres qui tout comme moi ont vécu une véritable histoire, la relation ne demeura secrète qu’un temps. En effet, la puissance de l’amour pour un corps et un cœur mis en jachère est d’une telle violence qu’il vous transfigure et ne peut véritablement rester caché derrière une simple croix de bois portée autour du cou. Il suffit d’une étincelle pour qu’elle s’embrase. Aussi, quelques années après le début de cette magnifique histoire d’amour avec Mireille, mon Évêque qui avait eu vent de ma situation me convoqua. Et toute l’absurdité du système m’éclata au visage. J’avais deux choix : celui de continuer à vivre cette histoire dans la clandestinité la plus totale, histoire sur laquelle le clergé fermerait les yeux ou bien d’être révoqué si la situation venait à éclater au grand jour. Je sortis sonné de cette entrevue.
Comment pouvais-je me regarder en face dans une glace en continuant d’être prêtre et menant une double vie, ou en étant un bon mari mais renonçant à cette vocation religieuse ? Fallait-il que je crache sur mes convictions spirituelles ou tourne le dos à cette relation amoureuse ? Je n’eus pas à prendre la décision. Lassée de l’absurdité de la situation et taraudée par ce désir d’enfant, Mireille me quitta un jour gris d‘automne, m’expliquant qu’elle désirait construire une véritable famille mais qu’elle ne pouvait accepter que, pour ce faire, je remette en question ma Foi. Elle savait que d’une façon ou d’une autre, je serai toujours dans un entre-deux, ni vraiment heureux, ni vraiment malheureux de la situation dans laquelle je choisirai de vivre. Mais elle ne pouvait accepter de me voir qu’à moitié heureux à cause d’elle. Je la suppliai de rester à mes côtés, mais rien n’y put quoique ce soit. Sa décision était prise, ferme et définitive.
Suite à cette séparation, ma foi demeura inébranlable même si elle était responsable de ma tristesse. Je ne regrettais rien de mon engagement religieux, de mes six années au séminaire. Je croyais toujours aux valeurs terriblement actuelles que je défendais. Cependant, plus le temps passait, plus le visage offert par l’Église me semblait d’un autre âge, dépassé, poussiéreux. Comment se reconnaître dans une communauté dont le Pape tient des propos contestables sur l’utilisation du préservatif en Afrique, pays ravagé par le sida ? Un chef de file levant l’excommunication des évêques négationnistes ? Une Église excommuniant une mère ayant fait avorter sa fille de neuf ans enceinte de jumeaux après un viol ? Est-ce cette image-là que le Vatican veut offrir au Monde ? Est-ce ces mots affligeant qui représentent les valeurs de l’Église d’aujourd’hui ? Comment les catholiques peuvent-ils s’y retrouver, à part quelques extrémistes ? Même moi je nage en eaux troubles et ne me retrouve plus en elle. Quelles solutions ancrées dans le vingt et unième siècle offrons-nous à nos fidèles ? Toutes me semblent ayant déjà dépassé la date limite de consommation, nous laissant, pauvres consommateurs, au bord de la crise de Foi !
Mais pour l’heure, je faisais face aux inspecteurs qui m’interrogeaient sur ma vie privée. J’aurais dû me douter que cette histoire ferait surface un jour. Mais j’aurais dû probablement être beaucoup plus vigilant sur mon côté sombre qui allait me rattraper. En effet, les policiers exhibèrent toutes les preuves de ce qu’ils nommèrent ma perversion. L’historique de mon ordinateur me fut jeté au visage, retraçant mes nombreuses connections aux sites pornographiques fleurissant sur la toile. Ils exhumèrent de mon disque dur les multiples vidéos pornographiques que j’avais soigneusement archivées. J’étais partagé entre l’effroi de m’être fait démasquer et l’excitation de toute cette chair étalée devant mes yeux. Et leurs questions se succédèrent à un rythme fou, ne me laissant à peine le temps de réfléchir à ma réponse. Mais à quoi bon tricher ? Pendant dix ans, j’avais trop longtemps menti. Et je leur livrais ma vérité sur ce curé défroqué qui leur faisait face. Oui, je suis un homme d’église. Oui je suis un homme fait de chair et de sang, un homme ayant également des pulsions primaires, notamment depuis qu’il avait connu le plaisir. Alors oui, je navigue régulièrement sur ces serveurs gratuits nous inondant d’images obscènes. Oui ces images m’excitent terriblement. Oui, je me masturbe.
Et là, au détour d’une phrase, je compris où ils voulaient m’emmener. Je compris pourquoi ils m’avaient fait venir. Connaissais-je le petit Enguerrand, fils d’un fidèle paroissien ? De quelle manière aimais-je cet enfant à qui je faisais le catéchisme ? C’était donc ça ! Les policiers assis en face de moi me rapportèrent les accusations de l’enfant. Dans les phares de la justice, je cherchais à fuir comme un lapin apeuré. Mais je n’avais aucun échappatoire. J’avais beau tenté de les convaincre de mon innocence, les preuves accablantes étaient là. Toutes ces vidéos pornos, les mots d’Enguerrand, ses examens médicaux, tout m’accusait. Il ne servait à rien de nier car la vérité éclatait au grand jour. J’étais fait comme un rat.
Lors du procès, mes faits et gestes furent passés au scanner. Je dus supporter l’horreur de ces regards brisés et accusateurs. Il fallut que j’endure le compte-rendu détaillé d’Enguerrand qui racontait les attouchements sur son sexe, ses caresses buccales que j’exigeais en échange de quelques douceurs, la douleur « au cucul » qu’il ressentait au moment de l’acte. Son avocat parla de la vicieuse manipulation mentale dont j’avais su faire preuve à l’égard de ce si jeune enfant pour me garantir son silence, l’abus de mon autorité pour assouvir mes plus vils actes. Dans les jours qui suivirent, d’autres enfants vinrent à la barre pour témoigner de ma dangerosité. Ils achevèrent ainsi de me clouer au pilori par leurs récits émaillés d’anecdotes sur mes exactions comme mes gestes déplacés sur eux ou bien encore mes regards lubriques sur leurs corps nus de petits garçons lors de mes arrivées inopinées dans les vestiaires après les rencontres sportives que nous organisions avec d’autres groupes catéchétiques de la région.
Il y eut bien quelques rares témoignages en ma faveur de fidèles ouailles rejetant en bloc ces accusations sordides et refusant de voir en moi un prêtre pédophile. Comment un être si dévoué à son prochain pouvait-il être responsable de tels actes ? J’avais tant de fois partagé le pain avec certains d’entre eux, côtoyé leurs enfants sans qu’il n’y ait d’ambiguïté. Mais je dois avouer que ma plus grande joie fut de revoir Mireille, y comprit dans ce contexte. Elle avait beaucoup changé. Ses longs cheveux bruns avaient viré au blond cendré, mais le regard demeurait toujours le même, un bleu profond, un bleu d’outremer. Pour la première fois, notre amour secret pouvait être enfin crié au grand jour, et ce même s’il était craché à la face du monde dans un procès pour viol. Enfin l’hypocrisie cessait. A la barre, elle contait cette parenthèse de dix ans qui avait été notre histoire et tombait des nues quant aux ignominies dont j‘étais accusé. Le temps de son témoignage, je ne vis qu’elle. Alors tout le reste, tout ce que l’on me reprochait, m’importait peu du moment qu’elle me faisait face. Plus rien ne comptait vraiment, même la raison qui m’avait mené devant ce tribunal, même mes cris pour dénoncer l’erreur judiciaire qui était en train de se jouer. J’étais comme hors du temps.
Tous ces témoignages ne furent pas suffisants pour faire oublier l’atrocité des faits. Le jour du verdict fut la dernière fois que je vis Mireille. Elle quitta subrepticement la salle, les larmes aux yeux, fuyant cet odieux présent que je lui donnais à voir. Dans les premiers mois de mon emprisonnement, Mireille m’envoya une lettre dans laquelle elle m’expliquait que le procès avait définitivement clôt notre chapitre. L’horreur de mes actes avait eut raison de ses nuits. Finalement, elle avait eut la faiblesse de croire que celui qu’elle avait quitté et dont une petite partie subsistait en elle, était resté le même. Comment avait-elle pu douter un seul instant de la parole de cet enfant innocent ? Comment avait-elle pu donner plus de valeur à celle d’un monstre qu’elle n’avait pas vu naître ? Elle bénissait désormais cette Église qui nous avait séparés à l’époque et gardait au creux de l’estomac cette douleur qui ne passait pas.
pix by мя. м.
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