A la vie, à l’amor
Il y a cinq ans, l’affaire Eléa Elle avait défrayé la chronique. Alors condamnée par un cancer incurable, cette jeune femme réclamait le droit de mourir que lui refusait le corps médical. C’est finalement son compagnon, Ilan Luvois, qui respecta sa dernière volonté pour laquelle il fut mis en examen avant qu’un non lieu ne soit prononcé deux ans plus tard. Aujourd’hui, ce dernier revient sur les circonstances de ce drame humain qui a profondément bouleversé sa vie d’homme à travers un ouvrage sobrement intitulé Et d’amour… publié aux éditions du bonheur ! City Match l’a rencontré pour une interview exclusive.
City Match : Avant toute chose, pourquoi revenir sur le devant de la scène médiatique avec votre ouvrage « Et d’amour… » alors que vous avez tout fait pour fuir les médias après le non lieu prononcé en votre faveur ?
Ilan LUVOIS : Beaucoup de choses ont été dites et écrites tout au long de cette période, notamment dans la presse, et qui n’étaient pas toujours exactes. Aussi, il était important pour ma famille, celle de ma compagne et pour moi-même de revenir sur ces années afin que les gens comprennent ce qu’avait été le long parcours médical d’Eléa, le courage dont elle avait su faire preuve face au cancer. Mais aussi, il était essentiel pour moi d’expliquer le geste irréparable que j’ai commis, qui était avant tout un geste d’amour. Je voulais que le souvenir d’Eléa ne soit pas juste l’affaire Eléa Elle mais qu’il y ait, derrière ce nom et ce visage rendus publics, toute l’histoire qui nous a animés.
C.M. : Votre ouvrage s’ouvre sur les premières années de votre vie de couple, les plus heureuses avant que le quotidien vienne «vous manger», pour reprendre votre expression.
I.L. : Ces années sont des trésors inestimables dont il reste aujourd’hui des souvenirs gravés dans la mémoire et quelques photos. Au début de notre relation, nous étions les plus heureux du monde. Mais par la suite nous avons gâché tant de temps à nous laisser envahir par la routine que nous avons fini par nous perdre, comme de nombreux autres couples. Nous n’avions pas encore fait la douloureuse expérience de la maladie.
C.M. : Votre compagne souffrait d’une tumeur cérébrale qui l’a emportée en l’espace de deux ans. Vous revenez bien sûr sur ses souffrances, mais vous parlez également beaucoup du personnel hospitalier qui a croisé votre route pendant ces longues années.
I.L. : Ce sont des personnes extraordinairement humaines qui n’ont pas fait que croiser notre route. Ils nous ont véritablement soutenus. Les médecins, les infirmières, les aides-soignants ont été formidables. Il était important pour moi de leur rendre hommage à travers ces lignes pour leur dévouement auprès des malades. Vous savez, l’hôpital est un lieu froid, aseptisé d’émotions et l’équipe soignante joue un rôle très important dans la vie du patient et de son entourage. C’est le seul référent vers lequel se tourner pour répondre aux questions et il est essentiel qu’une relation de confiance se construise avec eux.
C.M. : Vous avez malgré tout des mots assez durs à leur égard lorsque vous abordez le moment où votre compagne exprime le désir de mourir. Vous écrivez que vous les haïssiez de ne rien faire pour elle, que vous auriez aimer qu’ils vivent la même situation que la vôtre pour qu’ils comprennent enfin la douleur qui vous animait.
I.L. : [silence] Il était très dur d’entendre sa femme implorer qu’on abrège ses souffrances. Il était surtout très difficile de savoir que la solution était à portée de main des médecins et qu’ils refusaient de l’écouter. Alors oui, peut être les mots employés dans le texte sont durs car j’aurai voulu ne jamais commettre moi-même cet acte. Mais je comprends aussi la position du corps médical à l‘heure actuelle. La législation ne leur permet pas de pouvoir respecter le dernier vœu de certains malades en phase terminale, ce que beaucoup regrette, et moi le premier.
C.M. : Vous racontez dans votre ouvrage, avec beaucoup d’émotions et de dignité, le moment où vous vous résignez à mettre fin aux jours de votre compagne, après lui avoir longtemps refusé ce droit. C’est un passage très poignant, mais qui ne verse pas dans le larmoyant. Vous essayez d’être au plus juste de l’émotion.
I.L. : Sachez que cette décision a été la plus difficile à prendre. Je ne souhaite à personne d’avoir à franchir le pas. Le cancer avait réussi le tour de force incroyable de nous rapprocher à nouveau après ces années passées à vivre côte à côte sans plus vraiment nous voir. Nous avions même réussi à rire dans cette chambre d‘hôpital aseptisée ! Je ne pouvais pas accepter qu’elle me demande de l’aider à mourir. Égoïstement, je voulais la garder le plus longtemps possible à mes côtés, même si je savais que l’échéance était inévitable. Mais il arrive un moment où vous ne pouvez plus détourner le regard de la douleur de l’être aimé. Ses paroles résonnent dans votre tête. Vous savez alors que vous seul avez aux creux des mains la réponse à ses supplications. Et là, vous haïssez la Terre entière d’avoir à le faire, cette société qui vous pousse à tuer l’autre car elle refuse de donner le droit à mourir aux malades qui le demandent.
C.M. : Vous dénoncez justement dans votre ouvrage l’absence de véritable loi permettant de régler la question de l’euthanasie alors que la question a déjà été posée précédemment comme dans le cas Vincent Humbert, ce jeune pompier aveugle, muet et tétraplégique suite à un accident et que la mère avait aidé à mourir.
I.L. : Je trouve inacceptable et hypocrite qu’encore à l’heure actuelle, en France, de tels actes puissent se passer dans la clandestinité. Alors que certains malades mènent déjà un combat contre la maladie, il leur faut aussi se battre contre un système qui les empêche de disposer de leurs corps.
C.M. : Vous expliquez que vous avez rencontré d’ailleurs des personnes qui, tout comme vous, ont aidé, directement ou indirectement, à mettre fin aux jours d’un proche et que leur aide vous a été précieuse pour continuer à avancer.
I.L. : Oui, c’est vrai. Mais trouvez-vous cela normal ? Ne serait-il pas plus raisonnable qu’un cadre institutionnel soit posé pour éviter toutes les dérives possibles liées à l‘euthanasie ? Quel avenir s’ouvre à ces personnes considérées comme des assassins par notre système judiciaire ? Comment continuer à avancer en sachant que vos mains viennent de tuer un proche, et ce, même si cela est guidé par l’amour ?
C.M. : En tout cas le débat est relancé à nouveau et…
I.L. : J’espère que la France saura affronter sans tabou la question de l’euthanasie et d’une manière plus large celle de la mort. Ce sujet fait peur et l’on préfère bien souvent l’éviter. En occident, nous oscillons entre la crainte de la mort qui nous pousse à la fuir et l’insouciance à son égard en ne voyant aucunement l’intérêt de se préoccuper de l’inévitable. Finalement, nous évitons soigneusement d’en parler. Or, il serait peut être important de véritablement regarder en face la mort pour la comprendre, comme le font déjà depuis bien longtemps certaines philosophies.
C.M. : Vous expliquez d’ailleurs que le bouddhisme a été une aide énorme quant à l’acceptation de la mort de votre partenaire.
I.L. : En effet, pendant le laps de temps où j’ai été en détention, je me suis retrouvé seul face à moi-même. La religion aurait pu m’aider, mais lorsque vous découvrez que la cellule voisine de la vôtre est celle d’un prêtre pédophile, croyez-moi, votre foi, déjà faiblarde, s’amenuise un peu plus encore. C’est le bouddhisme qui m’a véritablement permis de me remettre à flot à travers notamment la lecture du « livre tibétain de la vie et de la mort. »
C.M. : Comment cet ouvrage vous a-t-il aidé ?
I.L. : Il est très difficile de résumer en quelques mots la puissance que ce dernier peut avoir sur l’existence du lecteur. C’est un véritable manuel pour qui veut transformer sa vie et se préparer à sa mort ou celle des autres, en l’acceptant comme une étape. La vision qu’il en offre a été pour moi un véritable pansement.
C.M. : Vous avez ainsi pu trouver une justification à l’acte que vous avez commis et finalement l’accepter ?
I.L. : [en colère] Je n’ai jamais cherché dans ce livre une quelconque justification et tel n’est pas son propos d’ailleurs. Cela reste l’expérience la plus dure qu’il m’ait été donnée à vivre. Dans cette chambre d’hôpital, Je savais que ma décision était la bonne. Même si cela passait par la case prison.
C.M. : Justement, comment avez-vous vécu ce feuilleton judiciaire ? Vous vous êtes beaucoup exprimé à l’époque dans les journaux pour expliquer votre geste, mais vous êtes resté très discret sur votre ressenti en tant qu‘accusé de meurtre. Le livre lève un peu le voile, mais reste très pudique à ce sujet.
I.L. : Vous savez, je n’ai pas pour habitude de livrer en pâture mon for intérieur car je trouve cette pornographie des sentiments vraiment écœurante. Je ne veux pas que les gens s’apitoient sur moi. Je vous dirai juste que je suis passé par des moments très forts émotionnellement et que je ne remercierai jamais assez ces proches et ces inconnus qui m’ont soutenu. J’ai reçu beaucoup de témoignage d’amitié et cela aide à se reconstruire.
C.M. : En parlant de proches, comment la famille d’Eléa Elle a-t-elle réagi justement ? Nous savons qu’elle n’a jamais désiré porter plainte contre vous, mais comment s’est-elle positionnée par rapport à votre acte ?
I.L. : Sa famille était bien consciente du calvaire que vivait leur fille. Nous étions suffisamment proches pour en parler entre nous. Lorsque ses parents ont appris qu’elle était partie, nous avons bien sûr énormément pleuré ensemble, mais ils ont parfaitement compris pourquoi je venais de transgresser la loi.
C.M. : Ses parents étaient présents tout au long du procès. Ils se sont également exprimés dans la presse. Mais comment vous ont-ils soutenu au quotidien ?
I.L. : De ma garde à vue jusqu‘au non lieu, ses parents et son frère ont été là à chaque étape. Ma mise en examen a été un véritable électrochoc pour eux également. Ils ne comprenaient pas ce que la justice me reprochait puisque finalement je n’avais fait que respecter le désir de leur fille et ce sont donc occupés de me trouver un avocat.
C.M. : Vous côtoyez-vous encore aujourd’hui ?
I.L. : Moins qu’avant. Pour les anniversaires, la nouvelle année ou bien encore lorsque le moral est moins bon. Nous nous appelons aussi à l’occasion. Mais aujourd’hui, nous avons peut être moins le besoin de ressasser les vieux souvenirs et davantage la nécessité de nous remettre à vivre. Je crois que la parution de « Et d’amour… » nous aidera à continuer dans cette voie. C’est ce qu’Eléa aurait voulu.
C.M. : Pourquoi justement avoir choisi ce titre-là ?
I.L. : [sourire] C’était surtout l’occasion de faire un clin d’œil au titre d’une nouvelle qu’Eléa avait découvert sur le blog d’une connaissance faite via internet. Elle avait beaucoup aimé « Et d’haine… » qu’elle m’avait donné à lire par la suite car bien que le texte projetait la fin du monde pour le passage dans le nouveau millénaire, il conservait une certaine forme de modernité par les sujets traités. Et la haine c’est bien ce que j’ai ressentie lorsque j’ai été accusé de meurtre. Aussi, en projetant d’écrire ce livre, il était important pour moi de faire ressortir tout l’amour qui nous unissait, y compris dans la mort. D’où ce titre.
C.M. : A l’heure actuelle, quels sont vos projets après la sortie de votre ouvrage ? Comment imaginez-vous votre avenir ?
I.L. : Je ne suis absolument pas dans cette optique-là aujourd’hui. Je dévore un livre fantastique « Plaidoyer pour le bonheur » de Mathieu Ricard et j’essaie, comme il le dit très justement, de vivre l’instant présent. Nous passons tous l’essentiel de notre existence à ressasser notre passé et à hypothéquer sur notre futur au détriment de ce que nous vivons là, maintenant. J’ai commis l’erreur précédemment. Je ne la ferai pas deux fois.
C.M. : Justement, après vos démêlées judiciaires, le retour à votre ancienne vie n’a-t-il pas été trop difficile ?
I.L. : Vous savez, après avoir été privé de liberté, ne serait-ce que brièvement, et considéré comme coupable de meurtre, le retour à la normale ne l’est jamais vraiment totalement. Il y a toujours ce regard que portent les autres sur vous : « il n’y a pas de fumée sans feu » dit-on. Vous portez toujours une part de culpabilité. Mais je sais que mes raisons étaient justes et malheureusement, si cela était à refaire, je prendrais la même décision. Alors, il faut apprendre à se détacher du regard de l’Autre, faire fi de cette part d’ego et reprendre sa vie.
C.M. : Qu’avez-vous fait après le non lieu ? Comment vous êtes-vous reconstruit ?
I.L. : Je vous l’ai dit, la lecture a été très importante pour moi. Je me suis réfugié quelques temps chez des amis, perdu en plein Massif Central. Mais fuir, c’était un peu me considérer comme coupable, donc je suis rapidement rentré chez moi et j’ai repris le travail. L’important était de tenter de redevenir une personne ordinaire.
C.M. : C’est à ce moment là que vous vous êtes engagés dans l’action en promouvant le droit de mourir.
I.L. : Je n’ai nullement envie d’endosser le rôle de missionnaire et de prêcher la bonne parole. Aussi, j’ai juste accepté de témoigner de mon expérience chaque fois que cela m’a été demandé car j’espère qu’en racontant mon histoire, les mentalités évolueront et qu’un débat sur le droit de mourir sera véritablement ouvert. Le reste du travail est du ressort du législateur et des spécialistes.
C.M. : Vous auriez pu sortir brisé d’une telle expérience, et pourtant en vous lisant, on perçoit néanmoins un homme apaisé. Comment expliquez-vous ce ressenti ?
I.L. : Vous avez très probablement raison. Pour vous répondre, je reprendrai une citation de Nietzsche « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort ». Aujourd’hui, même si certaines ombres demeurent, je n’en veux plus à la terre entière. Ma façon de voir la vie a beaucoup changé, j’ai tant appris sur moi et sur la vie à travers cette expérience et ces lectures qui ont éclairé mes pas, que j’aimerais en faire profiter les gens autour de moi. C’est ce que j’espère arriver à faire à travers l’ouvrage que je viens d’écrire, faire en sorte que cette douloureuse expérience ne soit pas restée vaine. Même si j’en connais le risque.
C.M. : De quel risque parlez-vous ?
I.L. : Il n’est pas toujours de bon ton d’être vu avec le sourire après avoir aidé votre compagne à mourir, même des années après. Cela est toujours vécu d’une manière suspicieuse. Alors aller écrire que votre vision de la vie a changé, que certaines peurs se sont apaisées, n’en parlons pas. Les gens oublient parfois que même derrière les sourires, la blessure et le souvenir d’Eléa demeurent.
C.M. : Vous sentez-vous capable d’aimer à nouveau ?
I.L. : Pas pour le moment. Mais oui, je pense ne pas avoir perdu cette capacité à aimer. Et je sais que de là-haut, Eléa sera pleinement heureuse pour moi.
Propos recueillis par Nicolas Bernard.
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