Coming in

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            Comme tous les matins depuis six mois, je me lève heureuse, couchée seule en travers de mon lit double que j‘investis de tout ce corps endormi. Beaucoup de mes amies fraîchement divorcées comme moi passent, à mon grand dam, leur journée à pleurer cette moitié qui s’est lassée d’elle pour se refugier dans les bras d’une autre, souvent plus jeune et au tour de poitrine inversement proportionnel à leur Q.I. Mais tel n’est pas mon cas, bien trop occupée à jouir de ma nouvelle indépendance que je m’étais offerte en quittant le cocon asphyxiant que nous avions tissé avec mon mari. Pendant près de douze ans, j’ai été une épouse exemplaire, accomplissant mon devoir conjugal avec enthousiasme, d’abord de façon très frénétique plusieurs fois par semaine puis, au fil du temps, de manière plus anecdotique en seconde partie de soirée, après le film du samedi soir. Tant et si bien que nous n’avons même pas réussi à trouver le temps d’offrir un frère ou une sœur à notre fils unique, Marc, que nous avions eu sur le tard.

            Je croyais mon mari fidèle époux, père attentionné mais il préféra nous délaisser pour une maîtresse qui hantait ses nuits et vampirisait ses jours. Vicieuse, elle avait su s’immiscer de manière sournoise dans notre paisible quotidien et avait fini par régler notre propre vie de famille sur son rythme. Mon mari s’absentait de plus en plus souvent au gré de ses appels téléphoniques où tout était prétexte pour qu‘il nous laisse en plein milieu du repas ou du spectacle de fin d’année de son fils. « Je ne peux pas faire autrement. Ils ont besoin de moi au travail.» Car oui, cette garce qui usait notre quotidien n’était rien d’autre que sa très chère entreprise, la Métal’Inc, lui demandant sans cesse de faire plus de chiffres, de conquérir de nouveaux marchés, de trouver une solution aux difficultés financières. L’amante s’était mue en une sangsue avide exigeant toujours plus de ses employés, et de Bernard en particulier.

            De mon côté, je faisais du mieux que je pouvais pour le soutenir, lui mitonnant ses plats préférés et fermant les yeux sur ma lassitude de ses absences. Je prenais le torchon de cuisine comme on prend le voile et entrais ainsi en religion me dévouant, fidèle ouaille, à la sainte trinité mère / ménagère / cuisinière. Je m’évertuais à rendre heureux mon époux et mon fils en devançant leurs désirs avant même qu’ils ne m’en fassent part et prenais ainsi le risque d’échouer, ce que Bernard n’hésitait pas à me faire savoir. Mais c’est une éponge Spontex à la main, lors d’une de mes quotidiennes génuflexions pour récurer la baignoire, que je réalisais le misérabilisme de cette vie où j’avais fini par être transparente aux propres yeux de mon mari. J’étais devenue une mère et épouse dévouée mais je n’étais pas moi. Quid de mes envies ? Qui se souciait de mon incapacité à jouir de la vie dans ce marathon quotidien de femme au foyer ? Je rêvais tout autant de gravir la muraille de Chine et visiter le Taj Mahal que de me faire élégante pour être regardée de nouveau par cet homme qui vivait à mes côtés sans sembler me voir.

            C’est pour toutes ces raisons et bien d’autres encore que je l’ai quitté afin de mener cette vie à laquelle je rêvais alors tout en repassant le col des chemises de ce mari devenu un étranger et dans l’ombre de qui je menais une existence sans saveur. Bien sûr cela fut terrible pour Bernard car il n’avait rien vu venir, trop préoccupé par les effets de la crise économique sur l’activité de Métal’Inc. Après la stupeur et l’incompréhension, il me supplia  de rester car il m’aimait, avant de me cracher au visage toute sa rancœur à l’égard de cette femme qui le quittait au moment même où il avait besoin d’être soutenu. Il ne comprenait pas que la situation s’était gangrenée depuis bien plus longtemps que ça, cette septicémie ayant eu définitivement raison de mon amour. J’aurais pu renoncer à ce projet fou et demeurer aux côtés de celui qui assurait ma sécurité financière mais cela n’aurait pas été honnête, ni pour lui, ni pour moi.

            Aussi, après avoir trouvé un emploi de vendeuse aux Galeries Lafayettes, je m’installais dans un modeste deux pièces avec mon fils quelques mois avant d’apprendre le licenciement de mon ex-mari. Aujourd’hui, j’étais devenue une femme indépendante, même si cela n’est pas toujours facile de vivre avec un seul salaire et combler les désirs d’un adolescent en pleine crise. Cependant, rien ne m’emplissait plus d’aise que d’enfiler ma tenue de caissière bien plus avantageuse que celle de mère au foyer et qui exigeait de moi une présentation impeccable. Tel un peintre devant une toile restée trop longtemps vierge, j’étalais avec délectation les couleurs sur ce visage quinquagénaire qui souriait à nouveau, et que mon coiffeur avait su éclairer à coup de décoloration, mes cheveux maronnasses virant désormais au blond platine. Je soignais désormais ces précieuses mains trop longtemps exclusivement consacrées aux tâches ménagères et glissait à chaque doigt des bagues de pacotille aux éclats éblouissants. Finalement, les regards coquins de ces messieurs passant à ma caisse pour payer leurs achats achevèrent de faire de moi celle que je suis aujourd’hui : une mère célibataire heureuse.

            Et dans tout ce bonheur, s’il est un jour que je bénis tout particulièrement, c’est bien le mardi, mon seul jour de repos en plus du dimanche. Pendant ces vingt-quatre heures, je vis alors égoïstement, ne pensant qu’à satisfaire ces envies frustrées jusqu’alors. Nul besoin d’être féru en théologie pour savoir que Dieu n’est pas une femme. Si tel avait été le cas, ce dernier aurait pensé à accorder à ces dernières une deuxième journée de repos bien méritée dans la semaine. Heureusement, le monde du travail pensa à corriger cet oubli majeur. Depuis, avant même que la sonnerie ne se rappelle à moi, je me réveille pour savourer cette bulle d’air frais dans mon nouveau monde de salarié. Le mardi est en effet le seul jour de la semaine où j’ouvre systématiquement les yeux avant l‘heure. Blottie dans mes draps chauds de la nuit passée, mes yeux fixent avec jubilation l’écran digital où les dernières minutes s’égrainent lentement jusqu’à la stridente alarme me rappelant l‘importance de me lever pour profiter de la journée qui m‘est offerte. Je me glisse alors hors du lit pour prendre le petit déjeuner avec mon fils avant qu’il ne parte au lycée, le temps de lui dire combien je l’aime entre deux tartines beurrées et une gorgée de chocolat chaud, auquel il répond en retour par un grognement sourd entre deux bâillements. Une fois seule, j’expédie rapidement le ménage de notre nouveau nid afin de pouvoir profiter du reste de la journée entre shopping, visite de musées et lecture.
            Mais je ne me doutais pas encore ce matin-là que ma vie basculerait suite à une découverte majeure. Alors que j’étais occupée à mettre un peu d’ordre dans la chambre de mon fils qui négligeait le ménage depuis quelques semaines déjà, une lettre cachée à l’intérieur d’un manuel scolaire tomba à terre. Je ramassais la missive, me promettant de ne pas la lire. Mais la curiosité l’emporta sur la raison. Peut-être était-ce une lettre de son père dont je n’avais plus de nouvelle ? Même si nous étions séparés, je n’étais cependant pas insensible à ce qui pouvait lui arriver. Je fis glisser la lettre de son enveloppe. Non ce n’étais pas bien ce que je faisais, mais peut-être que Bernard écrivait de vilaines choses sur mon compte et tentait de se venger en montant notre fils contre moi ? Je dépliais le courrier et commençais à lire. Non, ce n’était pas Bernard. C’était pire. Bien pire. Les yeux s’embrumèrent de larmes tandis que l’une d’elles alla s’écraser sur la feuille de papier que je tenais entre les doigts, diluant l’encre dans une grande tâche bleue. Je refermais le tout nerveusement et rangeais la lettre dans ma poche. Ce fut bien la première fois depuis que je travaillais que je ne mis pas le nez dehors un mardi, passant ma journée à pleurer en attendant le retour de Marc.

            Lorsque j’entendis tourner sa clé dans la serrure, mon humeur oscillait alors entre la tristesse qui me ravageait et l’empressement d’avoir enfin une explication avec lui. Redécouvrant ce visage marqué et cerné par les litres d’eau salée que mes yeux venaient de déverser et qu’il n’avait plus vu depuis les derniers mois passés avec l’ombre de son père, Marc comprit immédiatement que quelque chose de grave s’était passé en son absence. Il jeta dans l’entrée son Eastpak qu’il portait sur le dos pour aller au lycée et se précipita dans la cuisine où j’étais attablée, assise bien droite sur ma chaise, les bras croisés. D’un geste impérieux, je l’arrêtais dans son élan avant qu’il ne me serre dans ses bras. Non, je ne l’aurais pas supporté après ce que je venais de découvrir. Sa tendresse et son inquiétude me répugnaient. Il devait bien se douter qu’un jour ou l’autre, la vérité serait découverte et telle une bombe, elle me ravagerait. Aussi, je ne désirais nulle effusion de bons sentiments mais plutôt une explication.



_ Assis-toi, il faut qu’on parle. Pendant qu’il s’exécutait en silence, j’observais son visage se crispait et  je repris la parole. En faisant le ménage ce matin, je suis tombée sur ça, lui dis-je tout en lui tendant la lettre que j’avais rangée dans ma poche. Je sais tout Marc. Depuis tout ce temps, comment n’ai-je pas pu voir les choses ? Comment ai-je pu être autant aveugle sur ta sexualité ? Malgré tout ce que j’ai fait pour toi, tous ces sacrifices pour te rendre heureux, tu as fini par devenir hétérosexuel. Je ne comprends pas ce qui s’est passé. J’étais si fière de toi avant et voilà que tout tombe en miettes aujourd’hui.
_ Mais, maman…, rétorqua-t-il d’une voix empreinte de supplication.
_  J’aurais dû me douter, repris-je sans même lui laisser le temps de terminer sa phrase. Tous ces magazines auto-moto que tu achetais et ces posters de Dita One en petite tenue que tu accrochais au mur… J’ai préféré me voiler la face lorsque tu jouais au foot avec ta cousine plutôt qu’avec ses Barbie. Mais qu’as-tu dans la tête ? Si j’ai quitté la vie fade que t’offrait ton père, ce n’est pas pour que tu reproduises la même chose avec une fille.
_ Ce n’est rien de grave maman, je…

            Son début de réponse m’exaspéra davantage. Comment pouvait-il me dire ça après ce que je venais de découvrir fortuitement.
_ Tais-toi Marc, tais-toi. Je veux que tu écoutes ce que j’ai à te dire. J’y ai pensé toute la journée et crois-moi cela n’est pas si facile d’aborder ce sujet. Mais comment veux-tu que je réagisse lorsque je découvre que mon fils aime les filles ? J’ai toujours voulu le meilleur pour toi et voilà que tu me déçois en choisissant cette sexualité dépravée.
_ Maman, ce n’est pas de ma faute, je n’ai pas choisi d’être hétéro. C’est une évidence qui s’est imposée à moi au fil du temps, me répondit Marc en tentant de saisir ma main dans un geste affectueux, main que je lui retirais d’un geste de dégoût.
_ Pourquoi Marc ? Qu’ai-je fait de mal ? Où est-ce que je me suis trompée dans ton éducation ? Je t’étais entièrement dévouée et aujourd’hui tu trahis la confiance que j’avais placée en toi.
_ Maman, tu n’as rien fait de mal. Tu n’as pas à culpabiliser. C’est comme ça. Tu sais, on ne peut pas choisir comment seront ses enfants, tout comme je n’ai pas choisi mes préférences sexuelles.

            Quel idiotie ! Comment pouvait-il chercher à me convaincre avec de telles inepties ?
_ Tu mens !, repris-je d’une voix colérique, on a toujours le choix dans la vie et tu l’avais également. Mais tu as préféré te vautrer dans ces images pornographiques dégradantes d’un homme et d’une femme faisant bestialement l’amour, quelle horreur !  J’aurais du être plus vigilante en vérifiant les sites que tu consultais sur internet. Je suis sûr que c’est ton copain John qui t’a poussé à fréquenter ce milieu. Je ne l’ai jamais apprécié et aurais dû me douter de la très mauvaise influence qu’il avait sur toi.
_ Ne dis pas n’importe quoi maman. John n’y est pour rien et internet non plus. J’aime les filles, c’est comme ça. Je comprends ta tristesse mais cela ne change rien. Je suis toujours le même que celui à qui tu as dit « je t’aime » ce matin avant que je parte au lycée ce matin. Regarde-moi maman. Regarde-moi.

            Je tentais de me plonger dans son regard mais je n’y arrivais pas car les mots tendres écrits par sa petite amie me revenaient en tête. J’avais l’impression de découvrir pour la première fois son vrai visage.
_ Je ne peux pas Marc. Lorsque je te vois, je t’imagine serrer la fille de la lettre dans tes bras, vous embrasser et bien plus encore. Cette vision est répugnante. Mais tu es jeune Marc, tu n’as que dix-sept ans et tout ça n’est qu’une passade, un moment d’égarement. As-tu au moins déjà essayé avec un garçon ?
_  Non, mais cela ne m’attire pas. Ce sont les filles que j’aime et pas les garçons. Eux, ce ne sont que des potes avec qui je fais du sport et de la moto, c’est tout.
_ Justement, les as-tu seulement regardés sous la douche après vos entraînements de foot ? Leurs beaux corps musclés. Tu devrais franchir le pas avec l’un d’eux avant de te dire hétérosexuel.
_ Maman, je n’ai pas besoin d’essayer ni de les regarder. Je sais au fond de moi qu’ils ne m’attirent pas. J’apprécie ces moments partagés à rigoler lorsque nous sortons ensemble mais je n’éprouve aucun désir pour eux.
_ Comment peux-tu dire que tu n’aimes pas quelque chose que tu ne connais pas ? C’est comme ne pas apprécier les cuisses de grenouilles sans y avoir jamais goûté. C’est ridicule Marc. Tu dois te forcer un peu et essayer les garçons. Tu changeras probablement d’avis comme pour les endives que tu disais détester petit.

            Marc me répondit par un silence et un haussement d’épaules. Quel petit ingrat ! Mais si il ne répondait plus, peut être était-il prêt à raviser sa position. Il ne fallait pas que je lâche le morceau.
_ Tu devrais consulter un psy. Il pourra t’aider à y voir plus clair et t’ôter ces idées de la tête.
_ Je n’ai pas besoin de psy, mais toi oui, s’emporta Marc. Pourquoi refuses-tu de comprendre ? C’est ma vie privée et je n’ai pas à te rendre de compte.
_  Tant que tu n’es pas majeur Marc et que tu vivras sous ce toit, tu es sous ma responsabilité et tu feras ce que je te dirai de faire. Je suis ta mère et je sais ce qui est bon pour toi.
_ Ne comprends-tu pas que ce qui est bon pour moi est d’aimer les filles ? Tu auras beau dire ce que tu veux, cela ne changera pas.
_ Ton obsession me dégoûte. Que vont penser les voisins ? Le reste de la famille ? Tu veux qu’on te montre du doigt ?
_ Ce que les autres en pensent, je m‘en fous.
_ Mais quel enfant es-tu pour me faire souffrir à ce point ?, lui répondis-je en sanglotant. Tu ne sais pas combien j’ai mal, bien plus encore que pour la mort de ta grand-mère. Je suis complètement anéantie depuis que je sais que tu n’es qu’un hétéro. J’aurai préféré avoir un cancer plutôt que d’apprendre cette nouvelle. Et je te préviens, si je tombe malade, ce sera de ta faute, à cause de tous ces soucis que tu m’infliges.

            Un silence de plomb s’installa dans la petite cuisine de notre deux pièces, troublé par l’omniprésent pas de la trotteuse continuant son immuable chemin autour du cadran de l’horloge et les spasmes de mes pleurs. La vision brouillée par les larmes, je devinais le visage de Marc, triste, tendu. Il ne répondait plus. Mes propos avaient peut être fini de le convaincre de changer de camp. Il fallait enfoncer le clou.
_  Marc, il faut que tu choisisses entre embrasser les filles et mon bonheur. Les deux ne sont pas compatibles. Tu es jeune encore, tu as toute la vie devant toi. Mais moi, j’ai tout sacrifié pour toi. Je nous ai offert cette nouvelle vie à deux pour que tu grandisses dans un climat familial plus sain. A cinquante-cinq ans, l’essentiel de ma vie est derrière moi. Pourquoi veux-tu me gâcher ces dernières années ? Sois un bon garçon Marc. Ne sois pas égoïste. Je sais que cela est difficile mais tu n’as pas le choix si tu m’aimes vraiment.

            Je le vis baisser les yeux et jouer nerveusement avec le dessous de plat posé sur la table, sans qu’aucun mot ne vienne me contredire.
_ Marc, il faut que tu me promettes de couper les contacts avec cette fille et tous les gens de ce milieu. Je ne veux plus que tu les côtoies. Jamais. Plus de sortie avec les copains, plus de moto ou de foot. Essaie plutôt les boîtes gay, fais de la danse. Je te dis ça pour ton bien car tu es trop naïf pour de rendre compte du nombre d’hétéros contaminés par le virus du sida car ils ne se protègent pas. Ce sont des gens malsains qui chercheront à abuser de ta jeunesse. Tu es si beau que tu mérites mieux. Et un jour, lorsqu’un gentil garçon te dira « je t’aime » en te serrant dans ses bras, tu comprendras combien j’avais raison.

            Mes larmes séchaient tandis que Marc hochait timidement la tête à mes propos sans chercher à les contredire.
_ Je veux que tu me promettes de ne plus être hétéro, lui demandais-je d’une voix douce, comme signature du pacte que je faisais avec lui. Mais il demeurait silencieux. Allons Marc, j’ai besoin de t’entendre. Dis-moi que tu me promets de ne plus être hétérosexuel.
_ Oui maman, je te le promets, me répondit-il timidement. La phrase fut prononcée dans un souffle certes, mais elle avait au moins le mérite d’avoir été dite.
_ Merci mon amour. Je savais que tu comprendrais, lui dis-je en esquissant un sourire. Je me levais d’un bond, repoussant la chaise sur laquelle j’étais assise depuis de nombreuses heures et qui avait fini par endolorir mon postérieur d’un fourmillement terrible. Je fis le tour de la table et posais mes mains sur les épaules de mon fils. Bon, dis-moi mon chou, que veux-tu manger ce soir ? Je n’ai rien préparé avec tout ça ! Et si je nous préparais le poulet au curry et lait de coco que tu aimes tant ?
_ Hum, hum, acquiesça Marc comme seule réponse.
_ Tu dois être fatigué après cette longue journée au lycée. Vas te reposer pendant que je cuisine.

            Marc se leva sans dire un mot et allait quitter la pièce lorsque je réalisais que je ne l’avais pas embrassé à son retour des cours. Même s’il avait dix-sept ans, il demeurait mon bébé. Je l’appelais pour avoir mon bisou tout en lui glissant un « je t’aime » à l’oreille. Ce n’était finalement pas si difficile de faire entendre raison à quelqu‘un. Avec un peu de bonne volonté, tout rentre toujours dans l’ordre. Le repas du soir comme les jours qui suivirent se déroulèrent sereinement. J’avais retrouvé la tranquillité qui me caractérisait depuis de longs mois, mais demeurais vigilante aux fréquentations de mon fils mettant à profit ces instants de libre pour fouiller méthodiquement ses affaires. Aucun indice ne vint corroborer mes craintes : c’était un bon garçon qui avait compris la leçon que je lui avais donnée. Je n’aurais vraiment pas supporté un HB[1] dans la famille passant son temps devant la télévision, une main dans le caleçon et l’autre occupée à zapper.

            Pour éviter toute rechute de sa part, j’invitais régulièrement ma copine Myriam et Damien, son fils gay. En passant du temps ensemble, ce dernier finirait bien par déteindre sur Marc que ce soit par la façon de se comporter ou de considérer les autres garçons. Quant à John, son meilleur ami jusqu‘alors, fut personne non grata comme tout ceux qui auraient pu pervertir l’esprit perturbé de mon fils. Afin de lui faire oublier cette déviance, nous fîmes du tri dans sa chambre afin de se débarrasser des affaires trop viriles qui auraient pu réveiller le vieux démon que l’on avait exterminé par une promesse faite autour d‘une table un certain mardi d’avril. Adieu les vieux numéros de FHM, vêtements abjects et bonjour renouveau.
            Pour son job d’été, je réussis à lui faire abandonner l’idée de travailler comme apprenti dans un garage auto-moto comme il le désirait tant. Dans ce haut lieu des calendriers de charme, pullulaient des hétéros au torse poilu qui passaient leur temps à draguer les jeunes femmes venues faire réparer leur véhicule. Le risque était trop grand. Aussi, avec l’aide de Damien, Marc trouva finalement une place de vendeur dans une boutique de parfums, ses collègues masculins de Séphora correspondant plus à ce que j’attendais. Quel satisfaction de le voir chaque jour partir travailler sans rechigner. Mon acharnement à ne pas baisser les bras avait fini par payer. Mon fils ne terminerait pas comme son père !

            Mais je ne me doutais pas que ma vie basculerait une deuxième fois. Alors que je fouillais les affaires de mon fils, une lettre coincée entre deux livres tomba à terre. Je ramassais la missive pour la lire attentivement, espérant secrètement que Damien en soit l’expéditeur. Je sortis de son enveloppe la feuille de papier pliée en quatre. Oui, je savais que j’avais raison de demeurer sur mes gardes. Peut-être était-ce cette Julie qui continuait à lui écrire ? Je dépliais le courrier et commençais à lire. Non, ce n’était pas Damien, ni même Julie. C’était pire. Bien pire. Cette courte lettre, c’était Marc qui me l’adressait.

Marie,
Tu permets que je t’appelle ainsi car tu n’es plus ma mère. Ma mère est morte sous mes yeux dans notre cuisine, un mardi après-midi alors que je rentrais du lycée, en préférant que je nie mon bonheur au profit de ce qu’elle appelait son bien-être.
Je sais que tu trouveras cette lettre car tu continues de fouiller mes affaires dans mon dos afin de vérifier que je respecte ce pacte abject que tu m’as obligé de signer.
Aujourd’hui, je t’écris pour te dire que cette mascarade est terminée car rien n’a changé. Je suis hétérosexuel et le resterai. Aussi, je quitte la maison. Je quitte la ville. Je pars vivre ma vie, comme tu l’as fait. Désormais, tu ne pourras plus m’en empêcher car depuis hier soir vingt-deux heures vingt, j’ai dix-huit ans et suis donc officiellement majeur.
J’ai trouvé un travail comme apprenti garagiste et un toit chez les parents de ma petite amie. Tu ne les connais pas mais sache que eux m’acceptent tel que je suis. Ils sont désormais ma vraie famille.
Adieu. 

            Les larmes aux yeux, je m’écroulais par terre, la lettre froissée à la main. Ce mardi-là fut bien la deuxième fois que je ne sortis pas, passant ma journée à pleurer en attendant le retour de Marc qui ne revint jamais.



[1]  HB : hétéro bof









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