Mort fine
Lorsque Il et Elle se rencontrèrent, ce fut le choc amoureux, cet innamoramento décrit par Francesco Alberoni. De leur moindre geste émanait cette évidence qui semblait lier leurs corps comme deux aimants, les attirant au moindre effleurement ou regard. Ils vécurent ainsi leurs plus heureuses années à s‘aimer matin midi et soir, au gré de leurs retrouvailles et rendez-vous galants. Rapidement, Il et Elle décidèrent de franchir une première étape en s’installant ensemble et achetèrent un superbe appartement qu’ils décorèrent avec engouement. Mais avec le temps, l’insouciance des débuts se mua en routine et une douce torpeur naquit progressivement. Alors qu’ils avaient connu la passion brûlante quelques années plus tôt, le tiède, le rien, l’à peu près s’insinuèrent lentement entre leurs deux corps.
Puis les chamailleries, les disputes insignifiantes vinrent émailler leur quotidien. Le monde extérieur venait sans cesse frapper à la porte de leur pied-à-terre par le biais de la fatigue, du stress. Parfois, l’humeur se faisait noire et chacun supportait de moins en moins les crises existentielles de l’autre. Ils pensaient incarner une passion unique que nombreux leur enviaient et réalisaient finalement qu’ils ne vivaient rien d’exceptionnel. Tout au plus, le feu ardent des débuts s’était réduit à un petit tas de braises. La déception fut grande. Petit à petit, adieu les déclarations des premiers jours, les petites surprises et ce fameux choc amoureux. Toutes les illusions sur leur couple s’étaient progressivement envolées et l’accepter était difficile. Il et Elle se rejetaient sans cesse la faute, accusant l’autre de ne plus être ce qu’il était au début et d’avoir foutu en l’air leur existence fusionnelle. Que de temps perdu que jamais rien ne rattrapera !
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Au fil des jours, je me sentais déprimée, fatiguée de cette guerre incessante contre le quotidien. Il me reprochait d’avoir perdu ma joie de vivre, ces petites étoiles qui brillaient dans mes yeux et qui rendaient, disait-il, mon regard pétillant. Je n’avais plus la force de prendre sur moi, tout juste trouvais-je les ressources nécessaires pour afficher un sourire commercial au travail. Et ça, Il ne le supportait pas. Pourquoi faire des efforts pour ces cons qui m’exploitaient alors que lui qui m’aimait n’avait droit qu’à ma mauvaise humeur et mes déprimes chroniques ? Les semaines et les mois passaient et rien ne changeait entre nous. Je me mis à perdre du poids, il faut dire que je m‘alimentais de moins en moins et la fatigue s’installa avec son lot de migraines. Il fallut se rendre à l’évidence, je ne pouvais plus continuer comme ça, à me voir me dégrader et ma vie sentimentale se désagréger.
Sur les conseils de ma meilleure amie, je me suis donc décidée à consulter un psy qui m’arrêta de travailler le temps de retrouver suffisamment de forces pour vouloir continuer. Mais la situation ne fit qu’empirer, le repos forcé n’ayant aucun effet bénéfique sur mon état de santé général. Je me sentais me renfermer dans ma coquille, me replier sur moi-même en m’isolant dans notre appartement et passais mes journées à pleurer sans cesse. Il ne pouvait plus supporter de voir ainsi celle qui l’avait séduit par sa joie de vivre et son sourire éclatant. Plus confiant en la science du corps qu’en celle de l’esprit, il dut véritablement se battre pendant plusieurs jours avant de me faire accepter l’idée que j’aille consulter notre généraliste pour faire un chek-up complet et me prescrire des médicaments afin de m’aider à remonter la pente.
Dès mon entrée dans le cabinet, le médecin ne put que constater ma lente transformation physique amorcée depuis plusieurs semaines. Nous avons longuement parlé. Sans détour, je lui contais la situation sur fond de routine, stress au travail et surmenage. Mais cela ne pouvait pas tout expliquer. Des symptômes physiques étaient là : fatigue, migraine, perte d’appétit. Le généraliste me prescrit quelques médicaments dont un antidépresseur et un fortifiant puis m’invita à passer une série d’examens afin de vérifier que tout allait bien. Ce que je fis rapidement, poussée par Il. En dépit de la prescription, je déprimais toujours autant. Les symptômes s’aggravèrent et s’accompagnèrent de saignement de nez, de troubles de la vision et de perte d’équilibre. Cette fois, très inquiète, Il m’accompagna chez le médecin. Les résultats des examens, pas très bons, demandaient d’être approfondis par un scanner et une biopsie. Et le verdict tomba comme un couperet quelques jours plus tard : cancer.
Lorsqu’on m’annonça le diagnostique qui venait d’être fait, mes jambes se firent de coton et je m‘enfonçais plus profondément dans mon fauteuil face au praticien. Comment était-ce possible ? Personne n’avait vu venir le danger. Il fallait à présent envisager un traitement. La chirurgie était malheureusement impossible car là où la tumeur se logeait dans le cerveau, elle était inopérable. Le traitement thérapeutique allait être lourd à suivre et surtout très long. Je n’entendais déjà plus ce que le médecin me disait. Tout me semblait confus, étouffé, comme dans un mauvais cauchemar dont on espère se réveiller bien vite. Radiation. Chimiothérapie. Immunothérapie. Tous ces mots résonnaient en moi, n’évoquant rien d’autre que la peur et la mort. Ma tête tournait, je manquais d’air. Flash… Lumière aveuglante… Formes floues… Silhouettes confuses… Choc sur le sol… Puis plus rien. Le noir complet. Lorsque enfin je revins à moi, je compris que cela n’était pas un mauvais rêve mais belle et bien la réalité que j’allais devoir désormais affronter.
Mais plutôt que d’admettre cette idée, je refusais catégoriquement la maladie. Je ne pouvais pas accepter cette fatalité et refusais que l’on en parle en ma présence, espérant naïvement que cela permettrait de conjurer le mauvais sort qui venait de s’abattre sur moi. Comment le destin pouvait-il frapper de plein fouet une personne si jeune ? N’y avait-il pas de justice ? J’étais plutôt jolie, la trentaine heureuse et la vie s’ouvrant à moi devait avoir plus à m’offrir comme expériences que le combat contre la maladie. Ce n’était pas possible. Le laboratoire avait dû sûrement faire une erreur, se tromper d’échantillons. D’accord, j’étais fatiguée, mais qui ne l’est pas aujourd’hui ? Avec le recul, je sais que je refusais tout bonnement de voir la vérité en face. Cela remettrait trop d’éléments en cause et je n’étais pas prête à le faire.
Il était quant à lui désarmé face à la situation. Après avoir été abattu à l’annonce de la terrible nouvelle, Il ne savait plus comment s’adresser à moi pour que j’accepte enfin mon sort et suive un traitement. Les tensions entre nous se firent encore plus vives. Pas un jour ne passait sans que les cris et les pleurs se fassent entendre. Je ne pouvais pas me résoudre à remettre en question mes plans, le chemin de vie que je m’étais imaginée parcourir. Finalement, la vie est bien peu de chose, aussi fragile que les ailes d’un papillon. Il suffit d’un geste malencontreux pour qu’il ne vole plus jamais. Le refus de traitement entraîna donc une aggravation des symptômes. La maladie me rongeait et progressait inexorablement. Il fallait donc agir vite car déjà trop de temps avait été perdu. Je dus me rendre à l’évidence. Il était indispensable que je me fasse suivre afin de tenter de soulager mes souffrances et d’être sauvée.
Je consultait donc à nouveau un spécialiste. Le cancérologue réserva son diagnostique estimant que beaucoup de temps avait été perdu. De nouveaux examens furent réalisés et confirmèrent ce qu’il craignait. La tumeur avait proliféré et des métastases étaient apparues. Un véritable traitement de choc me fut administré. Je me retrouvais enfermée en chambre stérile, coupée de tous afin de me préserver des infections qui auraient pu m’être fatale. Mon corps tout entier rejetait le traitement. Je me mis à perdre les cheveux, à vomir, à souffrir atrocement. Quotidiennement, Il venait me voir pour m’encourager, me demander de me battre contre cette saloperie qui me bouffait, de penser au bonheur que nous avions eu ensemble et au chemin qui nous restait encore à parcourir. Lorsqu’Il me disait cela, j’esquissais un sourire pour lui faire plaisir mais au fond de moi, je sentais que la maladie progressait chaque jour un peu plus.
Aussi, à présent, face à cette réalité que je ne pouvais plus nier, je cherchais désespérément la force de me battre pour ne pas crever ici, dans cette chambre d’hôpital aseptisée de tout sentiment. Souvent, je me surprenais à rêver de ma propre vie. J’assistais à notre mariage puis je me voyais enceinte. Nos enfants grandissaient, devenaient adultes et se mariaient à leur tour. Puis un jour de printemps, je disparaissais, vieille et ridée, heureuse de ma route, d’avoir vu les miens grandir. Mais toujours, toujours, la chute se faisait brutale. Une douleur vive m’arrachait de cette douce rêverie et me replongeait violemment dans la dure réalité de la vie de malade. Les docteurs, les infirmières se succédaient à mon chevet. L’équipe était fantastique et m’entourait. Les jours et les semaines passaient et malheureusement la situation ne s’améliorait pas. Au contraire même, mon état se mit à se dégrader brusquement. Le traitement n’avait aucun effet sur la tumeur et les métastases. Le cancer s’était généralisé et rien ne semblait pouvoir l’arrêter.
Puis un jour, c’était un lundi, le médecin vint nous parler. En dépit de tous leurs efforts, de tous les traitements que j’avais dû suivre, la maladie avait tellement progressé, qu’ils ne pourraient plus rien pour me sauver. Il ne me restait donc plus que quelques mois à vivre. Ce fut un véritable électrochoc. Surtout pour lui qui pensait que ma jeunesse aurait pu être un atout en ma faveur, m‘assurant un joker salvateur à jouer. Mais il n’en était rien et tous ses espoirs se trouvaient anéantis. Notre vie entière et idéalisée s’achèverait prématurément. Chaque instant passé à se disputer, à s’engueuler, à se plaindre était définitivement perdu. Plus rien ne pouvait racheter ces heures. Nous ne savions plus pourquoi nous pleurions : était-ce à cause de ce temps gâché ou des années que nous ne vivrons jamais ensemble ? Mais il fallait continuer pour profiter des derniers mois, chercher en toute chose, tout instant, un brin de bonheur, une raison de sourire au lieu de se morfondre dans la maladie.
Dans les jours qui suivirent cette annonce, un traitement palliatif visant à me soulager fut mis en place. Ce dernier ne visait pas à agir sur la cause de la maladie mais sur les symptômes de celle-ci. La souffrance physique était immense dans ces derniers instants et seule la morphine parvenait à me faire planer et tenter de l’oublier l’espace de quelques heures. Mais le danger avec cette substance, c’est que le corps s’y habitue et cette dernière finit par ne plus être efficace. Aussi, fallut-il augmenter régulièrement et progressivement les doses afin d’atténuer la douleur. Au rythme de mes injections, la vie à l’hôpital était devenue un enfer, ne supportaint plus cet univers et les contraintes qui en découlaient. Je désirais tant courir à en perdre haleine, couper à travers champs, sauter, chanter, crier, me sentir une dernière fois encore vivante. Alors, Il mit tout en œuvre pour que j’oublie cet univers qui s’était imposé à moi en l’espace de deux ans.
Il avait réussi à moduler ses horaires de travail afin d’être le plus présent possible à mes côtés. Chaque jour, Il venait me voir, mais en dépit de ma joie de le retrouver, je le rejetais. Je ne supportais pas voir la pitié dans son regard. Ma vie était finie, grillée, alors qu’Il avait encore de nombreuses années devant lui. A quoi bon cela lui servirait-il de rester aux côtés d’une vivante-morte ? De toute façon, c’était un homme ayant des besoins que je ne pourrais plus satisfaire. Mon corps se dégradant n’était plus désirable et ne pouvait plus le recevoir. N’était-il pas plutôt égoïste de ma part de lui demander de rester auprès de moi afin de m’accompagner là-bas ? N’était-il pas plus sage de lui rendre sa liberté ? Il fallait qu’Il continue sa vie et non pas qu’elle s’achève avec moi. Mais Il restait là, fidèle petit soldat à mes côtés. Mon cœur s’enflamma plus d’une fois en l’entendant me dire que j’étais toute sa vie, qu’Il ne pouvait pas se résoudre à me laisser là, maintenant, sur ce chemin. Il voulait m’accompagner. Je me rendis rapidement compte que je ne pourrais pas le faire changer d’avis et sa présence me devint alors indispensable. Telle une bouffée d’oxygène, Il me faisait rire et oublier quelques heures par jour le tragique de la situation.
L’armistice signé entre nous, Il savait que je ne désirais plus entendre de sa part de longs discours laissant imaginer un utopique rétablissement. Non, j’attendais de lui des gestes tendres et réconfortants. Aussi, passait-il des heures à me caresser les mains et le visage, me masser le corps endolori et veiller à ce que je me maquille même sur mon lit d‘hôpital. Plus que toutes les aiguilles que l‘on m‘avait plantées dans ce corps de fakir sous chambre stérile, ses attentions me signifiaient que, même malade, je ne demeurais pas moins une femme. En dépit de la déchéance engendrée par le cancer, ce corps restait digne d’être aimé et désiré. Toutes ces marques d’affection comptaient bien plus pour moi que tous les trésors qu’Il avait déposés autour de mon cou ou de mes doigts tout au long de ces années. Dans ce lieu froid, chaque petit geste était devenu un rayon de soleil.
Durant ces dernières semaines, nous retrouvâmes l’alchimie qui nous avait attirés l’un vers l’autre voilà sept ans et nous passions chaque heure blottis l’un contre l’autre. Il s’allongeait à mes côtés sur le minuscule lit d’hôpital, me serrait contre son torse et me murmurait quelques mots tendres au creux de l’oreille. Nous nous adonnions à nouveau à ces activités que nous avions perdu l’habitude de faire. Le baladeur MP3 crachait nos morceaux favoris mêlant classique, jazz, opéra, rock. Chaque musique était alors l’occasion de se remémorer un moment de bonheur partagé. Nous dévorions aussi à deux les romans que l’autre avait aimés. Je commençais par « le Petit Prince », fidèle compagnon depuis sa plus tendre enfance et Il par « Et d’haine…», nouvelle de science-fiction d‘un illustre blogueur sur la fin de notre monde. Ces lectures complices à deux paires d’yeux étaient de véritables moments de bonheur. Quel plaisir de pouvoir vibrer à nouveau des au rythme de nos émotions !
Puis vint le temps du découragement. La morphine n’agissant presque plus, le moral cédait et la volonté de se battre commençait à s’envoler. Je n’avais plus envie de continuer le combat contre le cancer. Il allait m’emporter, alors à quoi bon résister ? Les douleurs étaient devenues insupportables, plus rien ne me soulageait. Mon corps n’était plus qu’une immense plaie, incapable de bouger. L’ensemble des soins et des soutiens destinés à m’accompagner jusqu’aux derniers moments de ma vie n’avait plus d’effet. Je désirais mourir en paix, chez moi, par un beau matin de printemps. Mais personne n’était décidé à m’entendre. Le corps médical s’y refusait : « Comment accepter de mettre fin aux jours d’une personne ? ». Quant à Il, ce dernier, ne voulait pas même en entendre parler : « Tout ce chemin parcouru, ces épreuves, pour céder là, maintenant ! Jamais ! ». Il me disait ne pouvoir envisager que je sois emportée par un autre que Dame Nature. Dans ces moments-là, je l’ai haï autant que je l’ai aimé.
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Cette discussion revenait sans cesse. Il savait bien qu’il n’y avait plus rien à faire si ce n’est lui tenir la main et l’accompagner jusqu’au bout. Mais à chaque instant le calvaire qu’Elle traversait lui transperçait le cœur. Il n’arrivait plus à regarder en face sa souffrance. Que faire lorsque l’être que l’on aime le plus au monde vous demande de l’aider à mourir, sachant sa fin inéluctable ? Que faire lorsque la raison et le cœur vous dictent deux conduites à tenir diamétralement opposées ? Où puiser la force de commettre l’acte ultime et de continuer à vivre ? Où puiser celle de continuer à regarder l’Autre vous suppliant d’abréger ses souffrances ?
Puis un jour, les réponses à toutes ses interrogations lui parurent évidentes. Il était là face à Elle, seuls dans cette pièce lumineuse. Il l’embrassa tendrement, la regarda quelques instants. Elle comprit qu’elle y était. Il s’approcha lentement, un oreiller entre ses mains qu’Il déposa sur son visage et appuya fermement. Des larmes coulaient sur ses joues tandis que convulsait le petit corps décharné qu’il avait aimé et tant de fois serré contre lui. Rapidement, les contractions de cet être fatigué par le douloureux combat mené jusqu’alors, se firent moins nombreuses. Un dernier spasme et Elle s’envola par un joli matin du mois de mai, tandis que, perché sur l’arbre faisant face à la chambre, un moineau chantait.
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