En vieux





En vieux






            « Je hais les vieux». Je sais, de telles choses ne se disent pas et s‘écrivent encore moins. Perdues dans les limbes de notre cerveau, elles peuvent tout juste s’imaginer dans notre pseudo monde bien pensant. Mais c’est bien là la vérité, je n’y peux rien : je les hais ! Je ne vais pas m’en cacher. Ne faites pas ces yeux furibonds. Ne me fustigez pas. Pour une fois que quelqu’un a l’honnêteté intellectuelle de dire tout haut ce qu’il pense tout bas, réjouissez-vous ! En plus, en lisant mes mots, je vous offre un délicieux alibi. Quelle joie, quel bonheur de se délecter à maudire à travers ces lignes les personnes âgées, ces pachydermes inertes. C’est tellement facile à faire. Déculpabilisez-vous ! Je m’occupe de tout. Blotti bien au chaud de vos pensées les moins avouables, laissez-vous aller. Vous n’aurez qu’à lire, hochez la tête de temps en temps pour acquiescer, vous horrifier parfois de mon audace. Quoiqu’il en soit, profitez de cet espace de liberté que je vous offre. Oubliez vos préceptes conditionnés et normés. Délaissez le regard des autres sur votre pensée. Riez. Jouissez intérieurement.

            Mais n’oubliez surtout pas de feindre l’effarement si vous surprenez quelqu’un en train de lire ce texte par dessus votre épaule. Il est essentiel, je dis bien essentiel, que l’horreur se voit dans votre regard. Faites ce que vous voulez, mordez-vous l’intérieur des joues pour vous faire pleurer, enfoncez-vous les ongles dans les chairs, mais a-gi-ssez ! Soyez crédible que diantre. Je ne peux pas faire tout le boulot à votre place, c’est vrai quoi ! Je veux bien balancer toutes les horreurs que j’ai à vous écrire, mais le reste de la besogne, c’est à vous de le faire. La crédibilité de votre réaction ne sera possible que si vous réalisez bien dans quoi vous vous engagez. On ne peut pas déblatérer sur ces charmants petits vieux de manière innocente. Il est de bon ton de se faire aimable et doucereux avec eux, à la limite de l’écœurement tellement on se doit d’être mielleusement tendre avec eux. Sachez que tout écart à la règle, surtout s’il se fait sans demie mesure, sera sévèrement puni car on vous attend au tournant. Alors, vous ne pourrez pas dire que je ne vous aurai pas prévenu. Il n’y a pas de recette miracle pour feindre l’horreur : entraînez-vous si besoin est, car si votre subterfuge est découvert, vous serez cuit !

            Car il y a un sérieux problème dans notre société, celui du racisme de l’honnêteté intellectuelle. Dès que vous sortez du moule bien établi, c’est fini. Vous êtes au ban de la société. Comment pouvez-vous ne pas porter le germe de la gentille pensée en boîte lisse et sans goût que l’on nous vend ? Rien que d’y songer, je vois dans ces idées stéréotypées, les boî-boîtes de nourriture que je donne à mes chats : une pâtée bien mal odorante pour mes délicates narines. Oh, je sais bien ce que vous êtes en train de penser : « délicates narines… quelle prétention ! ». Alors, permettez-moi de vous rétorquer que l’estime de soi n’est pas un gros mot, et ce, même pour une femme. Être franc n’est pas l’apanage des hommes.

            Alors oui, ces pensées uniformisées, sans relief me débectent et il est décidément bien agréable de pouvoir vous livrer les miennes au goût bien plus relevé : je déteste les vieillards ! Je ne peux pas partager cette pensée avec tout le monde. Vous n’imaginez pas l’effarement que l’on peut lire dans le regard des gens lorsque vous avez eu la faiblesse de les croire suffisamment ouvert d’esprit pour écouter votre avis sur les vieux. Autour de moi, c’est peine perdue.
_ Mais tu ne peux pas dire ça !
_ Quelle horreur !
Je vous la fais courte car leurs mots pour exprimer leur effarement va vite tourner en rond. Si peu de vocabulaire pour un si grand dégoût à l’égard de ma pensée !! Quelle tristesse !

            La compagnie des vieux m’ennuie profondément. Vous êtes-vous déjà arrêté sur leur petite vie misérable ? Allons, réfléchissez bien. Nous avons tous autour de nous un vieillard que nous ne voulons pas forcément voir, un petit vieux qui habite la porte d’à côté et que nous prenons bien soin d’éviter le plus clair du temps. Celui que vous fuyez lorsque vous reconnaissez le pas lent et traînant de ses charentaises sur le sol. Vous l’avez en tête ? Parfait ! Continuons. Une vie pathétique à en pleurer, vous disais-je ! Seuls chez eux, la lucarne du petit écran est leur unique ouverture sur le monde qui les entoure, monde dont ils font encore bien partie mais qui pourtant ne semble pas les voir.

            Leur fade quotidien se trouve rythmé par le journal télévisé de la Une de l’indéboulonnable Jean-Pierre Pernault et la pléthore de séries américaines voire allemandes. Les premières (véritables festivals du carton pâte des décors et des sentiments) et les secondes (noyées dans la tristesse des couleurs et la lenteur de l’action) leur offrent toute une gamme de personnages que nos petits vieux s’approprient comme autant de membres de leur famille. Quelle consternation que de les entendre nous raconter la vie de ces z-héros télévisuels comme s’ils avaient avec eux un quelconque lien de parenté ! Et que dire de ces jeux télévisés tels « les chiffres et les lettres » ou « question pour un champion » qu’ils avalent aveuglement pour garder une certaine vivacité d’esprit. Le décor, triste à en pleurer, semble en parfaite symbiose avec un public et des animateurs aussi gais qu’un pinson dépressif sous lexomil ! Autant de poudre aux yeux périmée pour tenter de farder son quotidien et oublier dans cette bouillie télévisuelle l’omniprésente solitude, surtout lorsque l’Autre nous a quittés. 




            Mais ce qui me déplait probablement le plus chez les vieux, c’est leur odeur. Elle m’est insupportable. Un mélange de naphtaline et de rance. J’ai l’impression de sentir déjà la lente décomposition des chairs qui s’est s’amorcée avant même que la Faucheuse ne soit passée. La peau est telle la dernière enveloppe retenant cette pourriture intérieure dont les relents viennent titiller violemment mon odorat. Sous le poids de la lente et inéluctable putréfaction intérieure, le derme se détend, plisse, enfle, se déforme à l’infini, prêt à se rompre. Ce corps ne ressemble plus à rien et ne se définit désormais plus que par l’absence de forme. Les doigts se tordent. Les dents tombent. Le fonctionnement entier de notre organisme se fait chaotique. Et ces puanteurs me donnent des hauts le cœur.

            Leur appartement est à l’image de ces odeurs nauséabondes. Trop occupés à écouter leur propre douleur, ils en oublient de s’ouvrir aux autres et vivent renfermés dans leur bulle. Calfeutré, renfermé, macéré dans leur propre jus, leur toit est une véritable entorse au concept d’espace-temps, que les frères Bogdanov ne rechigneraient pas à étudier : un lieu figé dans les souvenirs où le temps semble s’être suspendu. Chaque bibelot est anachronique par rapport à la date affichée sur le superbe  calendrier offert par le gentil pharmacien du quartier, en remerciement des nombreuses couches contre l’incontinence achetées hebdomadairement. Déplacez un de ces horribles objets en porcelaine posés sur un meuble, et vous découvrirez les traces laissées dans la poussière, permettant de dater tel le carbone 14 la date d’acquisition de cette chose. Autant de vestiges d’une époque révolue, d’une histoire périmée, mais de souvenirs toujours bien tenaces. Surtout lorsqu’ils rappellent l’être si cher, présent pendant toutes ces années, que l’on a perdu.

            Ah l’amour… Ne me parlez pas de ça ! S’il est bien un tabou dont je regrette qu’il soit tombé, c’est bien celui-ci. Comment les magazines peuvent nous donner à imaginer de telles choses ? Tout est obscène dans l’amour après soixante-dix ans que les médias tentent de nous vendre. Ces mains arthrosées déformées qui se frôlent, ces baisers échangés. L’idée même de deux paires de lèvres ridées, aux langues râpeuses qui se mêlent et aux dentiers qui s’entrechoquent, déjà je me sens mal ! Alors, imaginez ces deux corps nus décharnés tentant de copuler à grands coups de petites pastilles bleues, j’en ai déjà des hauts le cœur ! Mais quelle horreur ! De mon temps, mamie Nova préparait des desserts, grand-mère savait faire du bon café et le gentil petit chaperon rouge lui apportait de quoi se restaurer après sa fracture du col du fémur. Mais aujourd’hui, toutes ces gentilles images d’Epinal, bien rassurantes, ont volé en éclat. Désormais, mère grand écrit à son sexologue via « Nous deux » pour savoir si elle doit accepter les propositions cochonnes de Roger !

            Si vous avez tenu jusque là, je sais que vous êtes prêts à écouter pleinement ce que j’ai à dire. Alors, oui j’ai envie d’hurler ma haine de mes contemporains, résignés à n’être que des vieux fossiles que même Steven Spielberg ne voudrait pas ressusciter dans une nouvelle version de « Jurassik Park». Je sais bien ce que vous vous demandez : « comment peut-on arriver à tant haïr les personnes âgées ? ». Ah je vous connais bien, je suis sûre que vous utilisez le mot « personne âgée », vous êtes politiquement correct. Vous dites aussi « technicienne de surface » pour « femme de ménage » ou bien encore « personne de petite taille » pour « nain », comme si le terme portait en lui-même l’essence de la méchanceté, d’où ce besoin de recourir à un vocable plus civilisé. Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, un vieux reste un vieux, avec ou sans formule ampoulée.

            Alors, pourquoi je ne les aime pas ? Peut être parce que depuis la mort de mon mari il y a quelques mois, je me suis réveillée soudainement vieille et aigrie. Comme si pour la première fois je découvrais enfin mon visage dans le miroir. Ma pseudo stratégie qui se voulait fontaine de jouvence a échoué lamentablement, mon histoire m’ayant rattrapé immanquablement. Je n’ai pas vu le temps me défigurer, altérer mon corps entier, ces seins aguicheurs devenir deux gants de toilettes hors d’usage, flasques et sans forme. Je n’ai pas voulu voir mes hanches et mes fesses s’élargir au fil des grossesses. J’ai ignoré mes centimètres fondant comme neige au soleil, me ratatinant comme une pomme et voûtant mon dos. J’ai détourné le regard sur mon arthrose et ma ménopause. Toujours dans ce miroir, j’ai désiré conserver cette force qui me poussait toujours plus en avant à croquer la vie à pleines dents. J’ai voulu tout tenter, agir comme si ma dernière minute devait arriver à la fin de cette phrase prononcée, de ce livre lu, de cette rencontre faite.

            J’ai toujours évité ce qui pouvait me rattacher un peu plus à cette réalité que je ne voulais pas voir. Le temps assassin passe pour tous, et moi y compris. J’ai fui les teintures qui rendent les cheveux bleus pour éviter qu’ils virent au jaune. J’ai couru les cabinets d’esthétiques pour combler les griffures du temps. J’ai esquivé les réunions du troisième âge passées à se montrer les dernières photos du petit dernier de notre propre progéniture et  s’échanger les trucs et astuces pour soulager ses douleurs. Ma douleur m’appartient. Elle est mienne. Et je n’ai nulle envie de la partager avec l’autre, l’offrir en pâture à la curiosité malsaine et envahissante de ces édentés. Je ne veux pas leur donner à voir mes maux. Et je ne veux pas qu’ils m’envahissent avec leurs mots. Je veux ma liberté.

            En dépit de tous ces efforts, je suis devenue une de ces sorcières aux cheveux blancs que même ses enfants oublient du fait de la distance nous séparant, triste victime de la mobilité des actifs. Je suis devenue la gentille grand-mère qui envoie de temps en temps un cadeau aux petits enfants. Celle à laquelle on ne pense que trois fois par an. Celle que l’on tend à oublier chaque année un peu plus. Aussi, pour taire la misère sociale dans laquelle je suis tombée, vissée à ma chaise, j’espionne mes contemporains depuis les carreaux, enviant la vie et imaginant leur quotidien. Cachée derrière mes persiennes, je scrute plus particulièrement la valse des multiples partenaires de ma toute jeune et nouvelle voisine. Elle porte en elle la beauté du Diable masquée sous le loup d’un prénom divin : Céleste. Sa beauté me rappelle celle que j’ai été et que la société a enterrée.

            Mais lorsque la rêverie ne fait plus illusion sur le pathétisme de ma vie, je réalise toute l’ironie de la situation. Non seulement mon racisme anti-vieux me pousse à me détester moi-même, mais je hais ces vieux qui m’entourent et envie ces jeunes qui ne me voient pas. Finalement, j’erre entre deux mondes, n’appartenant à aucun. Entre blanc foncé et noir clair ! De plus, oubliant mon passé et fuyant mon avenir, je me suis figée sur place. Calfeutrée entre ces quatre murs, vestige du temps passé et cocon rassurant, j’ai tout oublié, me coupant également d’un monde qui me faisait mal aux yeux. Je suis comme enterrée vivante dans ce trop grand appartement où personne ne s’arrête plus. Pourtant bien lucide de ma lente et longue chute, je suis devenue la spécialiste du comportement autistique. J’appuie alors sur le bouton de ma télévision afin de monter le son et masquer ainsi le bruit de fond de ceux qui m’entourent. Taire leurs rires, leurs éclats de voix, les cris des enfants. Bref d’effacer l’omniprésence de leur vie dans la mienne.
            
            En me laissant sur le bas côté, ce monde qui m’entourait, et dont je faisais partie, a perdu de sa saveur. Aussi, plutôt que de souffrir de son délaissement à mon égard, petit à petit, je me suis libérée également de son joug en me détachant de mes envies et de mes besoins. J’ai perdu goût à la nourriture et cessé de me mitonner de bons petits plats accompagnés de grands crus. A quoi bon s’alimenter lorsque l’on n’a plus goût à rien ? J’ai arrêté de boire du thé vert pour ses multiples vertus anti-oxydantes. A quoi bon lutter contre l’inéluctable ravage du temps ? Le sommeil n’a plus de prise sur moi. A quoi cela peut-il bien encore servir de dormir lorsque l’on ne se souvient plus la dernière fois que l’on a fermé les paupières ? Mon corps s’est comme mis en stand-by, oubliant ses fonctions vitales.

            Mais… Mais quel est ce bruit à la porte ? Qui tape si fort ? Vacarme assourdissant. Verrous forcés. Porte vandalisée. Mais pourquoi toutes ces personnes me frôlent sans même sembler me voir ? Pourquoi est-ce que je ne ressens pas même leur souffle et leur contact ? J’essaie de les appeler. De crier en direction du groupe d’hommes en bleu. Je reconnais à leur côté le gardien de ma résidence. Mais aucun son ne sort, tout souffle de vie bloqué dans mes entrailles. Et pourquoi ce froid d’un seul coup ? Je m’avance vers le petit groupe qui s’est formé dans mon salon vieillissant, aux lais de tapisserie d’un autre temps, printemps fleuri et défraîchi, trop fatigués d’avoir vécu à mes côtés pendant toutes ces années.  Pourquoi semblent-ils si fascinés par mon si cher fauteuil ? Ce fidèle compagnon de mon triste quotidien. Ce cocon dans lequel je me réfugie pour cracher sur le monde ma jeunesse perdue. Et soudain, je comprends. Je distingue une main qui dépasse de l’accoudoir. Je reconnais à l’annulaire mon alliance. Et cette odeur pestilentielle qui envahit toute la pièce.

            Mes yeux se ferment lentement. Aucune larme ne coule, mon cœur étant asséché depuis bien longtemps. Et le halo lumineux me happe enfin ! Trop occupée à vomir l’autre et moi-même, je ne me suis pas même vue mourir. Alors oui, si vous le désirez, haïssez les vieux tant que vous le pouvez. Détestez-les même si vous en avez du temps à perdre. Profitez de cette possibilité que je vous offre à l’instant même, si besoin est. Mais n’oubliez pas, au moment de refermer cet ouvrage, que du premier jour où nous venons au monde jusqu’à notre dernier souffle, nous sommes toujours le vieux d’un autre. 















1 commentaire:

  1. Un dernier regard cruellement lucide en quittant "le cocon".
    J'aime bien ce mélange de tout dans le ton, sans regret.

    Puis les images... les images... hm... LES- I-MAGES!

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